Une lignée
La disparition de Laurent met un terme à une partie de la lignée des Dupuis.
Mon grand-père Alexandre Dupuis était de Saint-Adélaïde-de-Pabos, en Gaspésie. C’est lui qui m’a appris à jouer aux cartes. Il est mort d'une crise cardiaque; j’avais 11 ans et m’inspirerai du chagrin de mon père, apprenant la nouvelle, au souper du 1er décembre en 1958, pour en tirer un premier court métrage de fiction: Les Oiseaux ne Meurent pas de Faim, 20 ans plus tard.
Grand-père Alexandre eut quatre fils : Fernand, Armand, Uldège et mon père Amédée, du même prénom que Mozart. Des filles aussi : Jeanne, Diane, Denise, Gilberte, Irène, Adonia et Anita. Tous durent à un moment donné où l’autre de leur vie émigrer à Montréal pour y gagner leur vie. Médée, c’était le diminutif de papa fut l’un des premiers à partir : Québec, l’armée canadienne, 16 ans, débarquement, 2e grande guerre. J’ai trois frères et trois sœurs : mon frère Jean-Claude à un fils et il se nomme Alexandre. Mes deux autres frères n'ont pas d'enfants. Deux autres neveux, Martin et Éric, ont le patronyme de leur père : Rufiange…
Mes deux enfants, Gabrielle et Laurent avaient des noms jumelés : Pauzé-Dupuis. Gabrielle signe Pauzé et Laurent signait Dupuis.
Ils rencontraient leur grand-père dans le Temps des Fêtes ou occasionnellement pendant l’année. Mes parents étant divorcés, il fallait aller le voir chez lui, ou l’inviter à la maison, en compagnie de sa dernière flamme. Je l’ai rarement vu offrir un cadeau particulier à ses petits-enfants; il avait plutôt pris l’habitude de sortir son porte-monnaie et de leur filer un billet de 20$ à la main, presqu’en douce, sans ostentation. Çà avait l’heur de leur plaire.
Pendant le grand verglas, en 1998, mon père se suicide à 74 ans. En pareille circonstance, le mandat d’annoncer une mort violente est confié à la Sûreté du Québec. Il en fut ainsi dans la nuit du 3 avril dernier; en entendant le pas des policiers sur la galerie, au milieu de la nuit, je savais qu'on venait nous aviser d'un malheur. Toute grande famille a ses tragédies. Au début des années soixante, oncle Fernand perd douze de ses enfants et sa femme dans l'incendie de la maison paternelle.
La mort de Laurent interrompt la portée d’une lignée; elle supprime une possibilité de me prolonger dans l’avenir, de poursuivre le grand rêve de la continuité. Cela ne change rien au charme que j’éprouve à aimer, Javier Perez, mon petit-fils, né de l’union de Gabrielle et Carlos.
Je sais que tous les pères éprouvent quelque chose de particulier à la naissance d’un fils ou d’un petit-fils qui va porter son nom. Du machisme ? Du sexisme? Du narcissisme? Peut-être...Ou simplement la satisfaction d’avoir généré un mâle qui vient augmenter les chances de l’espèce, de sa famille, de survivre, d’y être pour quelque chose et de lui attribuer un nom, une origine. En fait, il s'agit d'un signe, auquel se substitue maintenant des distinctions liées à l'étendue des biens de consommation possédés.
La couleur de la peau, les yeux bridés, les cheveux crépus, les accents des langues embellisssent le patrimoine culturel et héréditaire d'une communauté; ne dit-on pas des bréziliens et bréziliennes qu'il s'agit des plus beaux humains au monde?
Un enfant de Laurent et Yumiko aurait assurément été beau.
Les noms de famille que portent nos enfants tracent l'évolution des générations; on les retrouve sur le carnet de santé, la carte-soleil, permis de conduire, cartes de crédit...et sur les pierres tombales. Notre nom sera prochainement numérisé, et accolé aux données biométriques de nos yeux. Il finira peut-être même un jour par être remplacé par le tatouage d'un code à barre. On appellera cela des mesures de sécurité.
Il n'y a pas si longtemps nommer, c'était s'approprier, faire sien, inventer, distinguer, classer, comprendre.
Maintenant, c’est à peine souligner l’identité.
Nos noms pourtant comme nos sociétés sont distincts.
Ils ne nous mettent cependant pas à l'abri des entrepôts stérilisants que sont les Costco, les Wall-Mart et les Canadian Tire.
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