25 mai 2008

DÉMÉNAGEMENT #2

Les chantiers commencent tôt. Il y a un édifice en construction tout près. La fenêtre panoramique, même fermée, laisse passer le tapage des marteaux piqueurs. Je vais prendre une douche, me faire la barbe, tenter de me rendormir. Impossible. Une heure plus tard, j’ouvre ma valise et décide de suspendre mon habit pour le défroisser avant la visite à l’ambassade.
Je cherche une place dans les garde-robes de l’entrée. Carmen se réveille et me demande pourquoi je fouille dans ses affaires.
-Je cherchais un endroit pour accrocher mon habit.
Je l'ai réveillé. Elle a mal dormi. Ces choses-là se sentent.
-Tu as ronflé toute la nuit...
Au sortir de la salle de bain, elle trouve l’odeur de ma lotion après-rasage trop forte; elle me reparle de son asthme ; elle a beaucoup d’allergie. Je dois me relaver la figure; je suspends la serviette à la pôle de la douche.
On déjeûne au sirop d’érable, fraîchement arrivé, mais le dernier de l'an dernier.
J’entre des données dans mon nouveau cellulaire . Je n’arrive pas à déclencher la fonction Air Port du Mac de Laurent ; j’aimerais bien me brancher facilement pour mes courriels. J’ai essayé hier au Beijing Friendship Hotel et çà ne fonctionnait pas ; je voulais demander du support à Sébastien avant de partir, mais je suis parti trop vite.
Carmen accepte que je prenne mes messages sur son ordinateur en me parlant du coût élevé de l'électricité qui se monnaie à la carte comme pour les cellulaires.
De la fenêtre, je remarque des logis temporaires en béton; alignés sur deux étages avec une longue galerie au deuxième; c’est là que résident les travailleurs de la construction qui oeuvrent sur les buildings autours ; un long lavabo commun où ils ont dû faire leurs ablutions au levé du jour sert actuellement à leurs compagnes pour le lavage des vêtements.
Puis avec Carmen, suit une longue discussion sur la situation politique du Québec. Nous ne partageons pas le même avis ; elle s’affiche fédéraliste en s'appuyant sur les amérindiens. J’essaie de comprendre: les québécois n’ont pas le droit de revendiquer un pays car ils ont volé cette terre aux amérindiens. Elle argumente très fort en élevant la voix. J’ai moi-même une voix qui porte ; il m’arrive de dire aux gens avec qui je discute que mes emportements ne doivent pas être interprétés comme si j’étais fâché contre eux; mais cette fois, c'est vraiment elle qui a le dessus. Elle est au bord du cri...
-Ce n’est pas nécessaire de se fâcher...lui dis-je avec mon plus beau sourire.
Elle revient et reprend le même discours.
Je dois insister à plusieurs reprises pour que l’on change de sujet.
Je m'étonne qu'elle tienne à parler si fort, alors qu'elle m'a déjà mis en garde contre l'enregistrement possible de nos conversations.
Le calme revient et mon départ pour l’ambassade, seul dans Beijing, est marqué par une certaine émotion ; on se fait un calin.
Je retrace le chemin parcouru la veille à travers les parcs et les édifices pour me rendre au poste de taxis. Je montre la carte d’affaire de l’ambassade, côté chinois, au chauffeur; cette carte accompagnait une traduction du rapport de police, envoyée par l'ambassade deux ans auparavant. Quelques minutes plus tard je suis dans les bureaux de la détentrice et consul Eva Hue.
Elle est très aimable, s'excuse de n'avoir pu m'accueillir la veille, à cause des nouvelles heures d'ouverture. Son français est correct.
Le dossier est devant elle ; il ne paraît pas volumineux.
-Puis-je savoir à quelle heure l’ambassade a reçu l’avis de disparition de la Clinique SOS Internationale d’où Laurent venait de s’enfuir ?
-Difficile à préciser exactement ; c’est un lundi matin…Ce qui est inscrit au dossier, c’est que ce n’est pas le nom de Laurent qui a été donné au premier appel.
Je n’ai pas la présence d’esprit de lui demander de qui il s’agissait ?
-Un deuxième appel a été reçu pour apporter la correction à 9 h 30.
Évidemment, ce fait ne nous avait jamais été signalé par la Clinique. Laurent s'est sauvé selon la Clinique à 8 h 25 et ils auraient aussitôt avisés l'ambassade.
-Puis-je feuilleter le dossier ?
J’y vois une photocopie de son passeport. Des copies de documents en notre possession. L’article de presse parue sur le web et rapportée à Paris par Rosalie. Deux photocopies de photos tirés de l'ordinateur de Laurent et apportés par les étudiants pour aider aux recherches. L’une à la muraille de Chine avec sa tuque . L’autre prise dans un marché avec une étudiante, Pronita, du même comité de travail que lui, Disarmement and International Security. Cette image fait partie d’un ensemble de trois très semblables, mais toutes hors foyer. Je me demande franchement ce que cette photo fait là. Hâte, précipitation, panique ???
-J’ai commencé un film en hommage à Laurent. J’ai déjà travaillé à l’Office National du Film du Canada. J'aimerais obtenir un rendez-vous avec les autorités policières pour avoir plus de détails sur l'accident ?
Elle re-feuillette le dossier…
-Il y a déjà eu une démarche d’entreprise en ce sens. Je me demande pourquoi, elle a été interrompue ? …Je vais voir ce que je peux faire. (Peut-être est-ce suite aux autorisations que nous avions accordées à Rosalie en juin 2006?)
Je reprends.
-Voici mon numéro de cellulaire ; j’attends votre appel. Est-ce qu’il y a un service de clipping (découpage d’articles de journaux) à l’ambassade ? J’aurais besoin de m'assurer s'il n'y a pas eu d’autres articles de presse que celui apparaissant au dossier?
-Je vais vérifier et vous rappellerai aussi à ce sujet.
L’empathie qu’elle me témoigne m’entraîne à lui demander s’il y a souvent des décès de canadiens en Chine.
-Presque un par mois…

En traversant la rue, j’entends derrière moi une discussion en français entre deux hommes…il est question de marijuana…Je me retourne.
-Bonjour…
Ils sont en costume cravate comme moi.
-Bonjour…Tu arrives du Québec ?
-Vous travaillez à l’ambassade ?
-Oui, répondent-ils, en chœur, comme les Dupond-Dupont, dans Tintin.
Ils continuent tout droit sur le trottoir d’en face ; je dois virer à gauche. Je me rends à la Clinique SOS. Deux coins plus loin, je les recroise et l’on se resalue. Dans ce quartier d'ambassades, il y a des terrasses; il est midi; c'est un peu frais pour dîner dehors.

La clinique est réservée principalement aux étrangers et aux chinois fortunés; elle est cachée derrière un concessionnaire Volvo, dans une vaste cour intérieure protégée par une guérite, un
gardien et une barrière à bascule pour laisser passer les automobiles.
Je suis à pieds. Je passe comme si c'était chez moi.
À l'intérieur, je cherche sur le tableau de bord le nom de la médecin allemande qui s’est occupée de Laurent . Il n’est pas inscrit. Par contre, je vois celui du docteur Poitras, un québécois ; il est intervenu auprès des étudiantEs de Sciences Po avant qu'ils ne prennent l'avion pour Paris.
Au comptoir, une française me demande ce qu’elle peut faire pour moi.
-Je voudrais voir le docteur Poitras.
-À quel sujet ?
-C’est personnel. Je viens du Québec.
-Veuillez vous asseoir, en m’indiquant la salle d’attente.
Elle discute avec un rouquin barbu assis derrière un bureau, répondeur téléphonique à la main, comme en attente ; il se retourne, jette un coup d’œil dans ma direction, évite mon regard.
Elle revient en me demandant plus de précision. Je lui dis que mon fils est décédé après être passé par ici, il y a deux ans. Touchée, demi-tour. Il lui donne sa carte qu’elle vient me remettre en m’expliquant qu’il est en situation d’urgence d’un transport de malade en hélicoptère.
-Il vous demande de lui communiquer vos attentes par courriel.
-Merci.
Je repars, fais le tour du bâtiment, repère la porte par laquelle Laurent est sortie; je vais revenir avec ma caméra.
J'ai faim. Une enseigne extérieure avec un gros chaudron de soupe sur un feu de bois. Menu. Même s'il y a des photos; ce n'est pas évident. Incompréhension presque totale. J’y vais au hasard; mystérieux choix, mystérieux goût, petits ossements, carapace ventrale d'une petite tortue... mais la bière est bonne. J'obtiens malgré tout de quoi lire pour me tenir compagnie dans cette immense salle à dîner: une revue papier glacé, couleur, magistralement mise en page, remplies de superbes mannequins avec vêtements à la mode ou presque sans, voiture, lunettes de soleil, coiffure, maillots de bains, bijoux, parfums, vacances, en chinois évidemment, sauf pour la marque de commerce. Je n'ai jamais vu pareil catalogue de consommation de luxe, en français ou en anglais. Et je me souviens de ce livre que m'a donné ma soeur Micheline pour mes soixante ans: Comment les riches détruisent la planète de Hervé Kempf.
(À suivre)