09 juin 2008

DÉMÉNAGEMENT #3 (Fin)

Nous n’irons pas loin. Toujours en taxi. Où? Je n’en sais rien, tant que la voiture ne longe dans un stationnement pourvu d’une rangée de véhicule un petit centre d’achat garni de restaurants vietnamien, grec, français, japonais… Carmen me suggère le restaurant italien dont elle apprécie le propriétaire.
Pendant qu’elle grignote sa bruschetta, je poursuis le récit de mes activités de la journée. Un jeune couple vient s’asseoir deux tables plus loin; elle baisse la voix et m’invite à faire de même. Décidément, je trouve de plus en plus éprouvant cette méfiance continue. Tout en me sustentant, d’une pizza, il me faut soudainement lui révéler, deux fois plutôt qu’une, tous les détails de la rencontre fortuite avec l’étudiant chinois qui m’a abordé quelques heures plus tôt. C’est vrai qu’il s’est fait insistant et qu’à l’instant où j’ai fermé mon cellulaire, il m’a interpellé une fois de plus. Je pense comprendre qu’il a un problème financier de transport ou de logement; je ne me sens pas à l’aise sur ce pont qui enjambe le canal; nous sommes isolés malgré la circulation environnante qui ne m’apparaît pas dense compte tenu de la largeur de ces grandes artères où circulent encore de nombreux cyclistes; je n’ose pas sortir mon porte-monnaie.
-Sorry, but I have my own problems.
Il rebrousse chemin.
-Tu m’as dit qu’il avait des livres dans les mains.
-Oui… C’est vrai.
-Quels titres?
-En anglais…mais je ne m’en souviens pas.
-C’est très important. Fais un effort…
-Deux livres à couverture rigide, munis d’une jaquette en couleur. Science? Religion ?
Je hausse les épaules.
-Tous les détails sont très importants…Recommence.
Je n’en peux plus. Je n’en sais pas plus long.
Carmen me met en garde. Ce n’est pas un hasard. Je dois être très prudent. Il faudrait que j’évite d’être abordé dans la rue.
-Ce n’est pas pour rien que ton visa ne t’a été accordé que pour 30 jours…alors que tu avais droit à 60. Ils savent que tu es venu pour Laurent…Ils se demandent ce que tu cherches.
Quand le jeune couple d’à côté finit par quitter, je la sens plus détendue. Elle m’annonce que son ami qu’elle n’a pas vu depuis un an a repéré des articles en chinois sur le web et qu’il allait la rappeler demain. La hausse de quelques décibels de sa voix m’autorise à poursuivre sur la voie des confidences. Je me dis que, malgré la tension, les choses avancent.
Je pourrais parler pendant des heures de ce que je sais des derniers jours de Laurent en Chine. Les étudiants qui l’accompagnaient et que j’ai filmés ont été généreux et sincères; j’ai pu enregistrer leurs émotions. Certains me guident encore ici à distance par Internet. J’ai même établi un contact avant mon départ avec trois étudiantes chinoises qui faisaient parties du même comité que lui; je compte bien filmer leur témoignage quand je serai de retour au Beijing Frienship Hotel, à la fin de ce séjour.
Encore là, Carmen me recommande la méfiance à leur sujet. C’est un peu comme si elle me répétait que tout ce que je pourrais leur dire pouvait être retenu contre moi : répartie classique d’une arrestation policière.
Mais qu’aurais-je à me reprocher? Je cherche à élucider les circonstances de la mort de mon fils.
Je sais que des faits me resteront inconnus pour le reste de mes jours; si je suis là, c’est que je veux qu’il y en ait le moins possible. Il m’arrive aussi d’imaginer que d’autres faits me sont cachés ou falsifiés. Les hypothèses permettent la recherche de la vérité. Je répète souvent qu’elles sont ouvertes…La folie me guette s’il en était autrement. Qu’elles s’appuient sur mes perceptions, mes expériences de vie ou mon imaginaire, çà je le sais. Comment pourrait-il en être autrement? Qu’elles soient le fruit d’une névrose consécutive ou non à cette tragédie, peu m’importent; je favorise l’une d’entre elles.
Je la partage aujourd’hui en flots de paroles endeuillées ou de ténébreuses vérités avec Carmen; elle me donne l’occasion d’en vérifier la pertinence. Même si l’intensité avec laquelle elle s’implique m’indispose, je ne doute pas de sa sincérité ou de son aide.
Laurent avait apporté trois livres en Chine : de Kafka, Lettre au père; Jules et Jim de Roché Henri-Pierre dont François Truffault a tiré un film avec Jeanne Moreau; La chute de la CIA, Les mémoires d’un guerrier de l’ombre sur les fronts de l’islamisme, de Robert Baer, cadeau dédicacé par son ami Sébastien ainsi: pour mon futur CIA Man. Je les ai retrouvé dans la valise rapportée de Beijing par les étudiants.
Quand je fais mention de ce livre sur la CIA, Carmen commence par dire que ce n’est pas intelligent de sa part d’avoir traîné un pareil livre en Chine…elle est certaine que sa chambre a été fouillée…ceci expliquant cela : une explication venait d’être trouvée à sa disparition de cinq heures le dimanche de l’excursion à la grande muraille.
Puis elle ajoute :
-Ce n’est peut-être pas lui qui avait apporté, ce livre en Chine, mais un de ses amis à qui il l’aurait prêté…
-Il l’aurait replacé dans les bagages?... Çà ne m’est jamais venu à l’idée…C’est possible… À la lecture, j’ai retenu trois choses de ce livre : la CIA fréquente assidûment les grandes rencontres universitaires…Pékin est l’endroit au monde où la santé psychologique des agents est la plus sérieusement mise à l’épreuve et ils doivent à ce titre recevoir une formation spéciale…Le taxi demeure l’endroit le plus sécuritaire à Pékin pour s’entretenir discrètement.
-Ce n’est sûrement plus le cas maintenant pour les taxis…ils sont tous sur écoute.
-Je ne peux quand même pas oublié que Susan, l’étudiante australienne prétend que Laurent lui a dit avoir passé la journée en taxi ce dimanche-là…

De retour dans ma chambre d’hôtel, nous tentons avec l’aide d’un technicien de brancher le laptop de Laurent. Impossible. La connexion est incompatible avec un ordinateur Apple. La Chine s’accommode du monopole Microsoft; tant pis pour elle, les monopoles sont une autre forme de dictature.
Carmen lance :
-Tu trouveras tous les services informatiques désirés au gros hôtel pas très loin d’ici…Évidemment pas gratuits.
Quand je lui demande si elle veut m’accompagner demain filmer le 6e périphérique, à l’endroit et à l’heure où Laurent a été heurté mortellement, deux ans auparavant. Elle me répond qu’elle est fatiguée, qu’elle a ses limites, qu’elle n’en peut plus.
-C’est très exigeant pour moi tout çà.
-Je comprends…Tu devrais rentrer maintenant.
Je la reconduis à la porte. Elle rentre à nouveau et se demande comment elle va faire pour m’aider à envoyer des fleurs à Michèle pour son anniversaire.
-Je vais m’arranger avec çà comme un grand. Bonne nuit. Je te téléphone demain midi.