15 juin 2008

DEUX ANS PLUS TARD: JOUR POUR JOUR, HEURE POUR HEURE.

On déjeune à mon hôtel pour 12 YMB soit 1,75$.
C’est un buffet : deux potages, des dim sung (pâtes contenant une farce cuites à la vapeur), légumes et viandes, divers sautés au wok; crudités, fruits, viandes froides, pains pour grille-pain, thé, café, tout çà à volonté…De quoi prendre un repas pour la journée.
D’ailleurs à partir de ce jour, j'éliminerai presque systématiquement l’heure du lunch pour m’en tenir à ce déjeuner et au souper. Il faut payer à la réception et présenter le reçu à une serveuse; un gardien de sécurité (soldat???) est toujours là et circule entre la salle à dîner et le hall d’entrée. Il a l’air ravi de pouvoir s’entretenir avec les deux serveuses qui sont là pour recueillir les billets, nettoyer les tables et garnir le buffet. En fait, il a l’air d’en courtiser une.
Après ce copieux repas où je me suis permis d’ingurgiter une soupe au riz pour solidifier le contenu de mes intestins, je m’adresse à la réception avec la grande carte de Beijing que m’a laissée Rosalie; il y a un x à l’endroit où Laurent a été tué. Je leur demande de situer l’hôtel sur la carte et combien de temps cela me prendra pour me rendre à pieds jusqu’à ce x. On me répond 15 minutes. Je devrais donc être là vers 8 h 45. Il est 8 h 30.
J’entreprends donc cette longue marche, affublé de mon trépied, de l’appareil photo de Laurent et du sac contenant la caméra vidéo. Longeant le côté nord du 6e périphérique en direction est, à 8 h 45, je dois allonger le pas; il m’apparaît évident que l’échelle de la carte ne correspond pas à celle que je m’en faisais; d’ailleurs, il n’y a pas d'échelle sur cette carte.
Puis, je suis assailli par le doute; je crois me rappeler qu’avant de s’engager à traverser cette autoroute urbaine, Laurent a traversé une sortie; à moins que ce ne soit une entrée. Les repères visuels qui m’ont été rapportés en vidéo et en photos par Rosalie, égarés quelques parts à la maison, me semblent avoir disparus.
Il y a un long terrain vague, entouré d’une clôture... Je crois me rappeler qu’il s’agit d’une sortie. J’y suis; il me faut faire vite. À 9 h 24, je déclenche la caméra vidéo installée sur son trépied. Laurent a été frappé part un autobus à deux étages, à 9 h 25, le 3 avril 2006; nous sommes le 3 avril 2008. Deux ans plus tard, jour pour jour; et je suis là, maintenant. Je laisse filer le ruban de la cassette DVD pendant que passent quelques rares autobus à deux étages.
À peine à 50 mètres de là, une passerelle piétonnière et pour bicyclette, enjambe le 6e périphérique. Comment ne l’a-t-il pas vue? Paniqué ? Poursuivi ? Décroché?
Mais suis-je au bon endroit?
J’irai plus loin. Montrerai à quelques passants le seul article en chinois en ma possession, tentant, à la croisée d’une autre grande artère passant dessous le périphérique, de requérir et de valider les coordonnées de l’accident. Une passante prend le temps de lire l’article; elle baragouine un peu d’anglais et m’indique les coordonnées du plus proche bureau de police de la circulation. Pas question.
Je passerai du côté sud et reviendrai sur mes pas, pour installer finalement la caméra sur la passerelle dans l’axe de la rentrée et de la sortie. Comme çà, je vois assez large pour tout couvrir.

La photo affichée sur le web, accompagnant l’article a dû être prise de la passerelle; j’essaie comme je peux de cerner l’endroit et j’enregistre le passage de quelques autobus #6.
Pour rentrer à l’hôtel, je reviens à l’hôtel par le même chemin, un peu plus nonchalamment. J’ai chaud. C’était plus frais ce matin.
J’irai déposer tout mon équipement dans ma chambre. Puis, je m’aventure au luxueux hôtel d’à côté, le Kunlun pour repérer et utiliser les services Internets vendus à prix d’or. Il me faudra trouver une autre solution. Je demande plus de précision à Rosalie et à Paul en rapport avec leur visite au 6e périphérique. Message à SOS International pour m'excuser de mon apparition sans rendez-vous et pour inviter le Dr. Poitras à luncher ensemble.

Vers 13 h00, je téléphone à Carmen. Elle s’est levée tard. A quand même bien dormi. Elle devra laver son appartement au complet; l‘odeur de ma lotion est imprégnée partout. Elle a même rapportée à la buanderie, la serviette que j’avais utilisée la veille au matin pour la faire laver à nouveau car elle sentait encore « Polo ». Quand elle me demande ce que j’ai fait ce matin…
-Comme prévu, je suis allé faire des images de l’endroit où Laurent est décédé.
-Que fais-tu cet après-midi?
-Je vais dormir un peu. On pourrait souper ensemble si tu veux.
-OK. Rappelle-moi entre 5 et 6…

En fin de journée, je téléphone à nouveau. Surprise.
-Pourquoi fouillais-tu dans mes garde-robes hier matin ?
-Je cherchais un endroit pour suspendre mon habit.
-Pourquoi ne pas l’avoir suspendu dans la salle de bain.
-Çà ne m’est pas venu à l’esprit. Chez moi, c’est dans les garde-robes que je suspends mes habits.
-Pourquoi tu fouillais dans mes garde-robes hier matin ?
-Je fouillais pas…Je cherchais un endroit où accrocher mon habit…
-Pourquoi tu fouillais???
-J’ai déjà répondu…Je cherchais une place…
Interrompu.
-Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit hier et que tu m’aurais dit quand je serais de retour au Canada?
-Je ne sais pas de quoi tu parles…
-Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit hier et que tu m’aurais dit quand je serais de retour au Canada? Moi, je n’ai rien à cacher.
-Je ne me souviens pas t’avoir dit quelque chose comme çà. C’est quoi le contexte dans lequel je t’aurais dit çà?
Elle hausse le ton de plusieurs décibels.
-Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit hier et que tu m’aurais dit quand je serais de retour au Canada? C’est très sérieux. Tu me caches quelque chose…
Elle hurle: "Moi, je n’ai rien à cacher…"
-Écoute, Carmen, qu’est-ce qui se passe?

Elle me ferme la ligne au nez.

Ouf…

Pour quelqu’un qui se dit sur écoute électronique…Tu parles d’une conversation…et à quel volume…Elle n’est pas bien. Rien ne sert de la rappeler au téléphone pour le moment. Je vais me calmer moi-même pour commencer. Keep it cool. Je suis inquiet, fatigué mais néanmoins en pleine possession de mes facultés. Assez du moins pour chercher à me mettre à la place de Carmen et essayer de comprendre qu’est-ce qu’il lui arrive.

Comme son bloc d'appartments n’est pas très éloigné de mon hôtel, je vais m’y rendre à pied. J’aurai le temps de réfléchir à la situation. J’apprécie me familiariser avec mon environnement immédiat; la marche donne des repères visuels plus aisément.

Chemin faisant, elle m’envoie un premier message texte : J’ai rien à voir avec toi, tes histoires, ton fils pis les histoires de ton fils. Il est 19h 33.

Je marche pendant une vingtaine de minutes et me rends en bas de son bloc ; je m’assois sur une bordure en ciment qui sert de plates-bandes de fleurs surélevées. Je ne sais pas vraiment comment répondre par message texte; je cherche un ton et une formule humoristique pour diminuer la tension. Tout çà n’a pas de sens.

Je téléphone…
-Salue Carmen. Je ne sais pas vraiment comment me servir des messages textes…
Silence
-…Je suis en bas…Pourquoi, on n’irait pas prendre une marche…
-Fous le camp de chez-moi…

En raccrochant, je comprends pourquoi, elle n’ajoute pas : « Sinon, j’appelle la police… ». Elle n'a pas signalé son dernier changement d'adresse...C'est la raison pour laquelle elle ne pouvait pas m'inviter chez elle officiellement pour obtenir mon visa...

Ce n’est pas l’envie qui manque de la rappeler pour lui signaler qu’elle a effectivement quelque chose à cacher aux autorités chinoises…Mais je me dis qu’elle n’est vraiment pas bien et qu’il ne faut pas ajouter l’insécurité à l’insécurité.

Après tout, c’est elle qui doit vivre à Beijing, pour gagner sa croûte et je comprends bien que ce ne soit pas simple et évident.

Je rebrousse chemin, autre message texte : Vas-t-en de mon building. Laisse-moi tranquille!
Suivi d’un dernier, tout de suite après:
J’ai jamais accepté d’être dans ton film, ni d’être filmée, ni d’être interviewée, d’ailleurs je ne savais même pas que tu voulais faire un film! Si j’avais su que tu me cachais plein d’affaires dangereuses, je ne t’aurais jamais répondu à ton premier courriel! Je n’aurais jamais accepté de te rencontrer, ni que tu couches chez moi.
Maudit malade. Tu me fais des problèmes, j’ai rien à voir avec tes histoires, hosties, donc j’ai rien à dire. T’es des geulasses (sic) de m’avoir caché ce livre-là. J’AI RIEN A VOIR AVEC TES HISTOIRES.

Le film??? Le livre???

Ces deux médias sont perçus comme une menace.
Est-ce cela la liberté d'expression en Chine?
Qu’y puis-je?
Maladresse de ma part??? Possiblement; l’importance de son insécurité m’a échappée.
Carmen a une plus longue expérience de la Chine. Une perception aussi. Que je ne suis pas obligé de partager.
C’est ce qu’on peut appeler un rendez-vous manqué.

Pour une raison ou pour une autre, si elle rappelait, je serais disposé à l’écouter le plus simplement du monde.
Je sais aussi que je ne lui ai rien imposé; j’ai assez d’aplomb pour avoir cerné une dimension de sa vulnérabilité. Il n'est pas nécessaire que le harcèlement soit inscrit dans un texte de loi pour savoir quand s'arrêter...
Pas question que je communique avec ses parents…comme l’on fait ses amis voisins qui s’inquiétaient de sa santé mentale…C’est une adulte. On ne peut aider les gens malgré eux. Il y a peu de chance qu’elle rapplique et communique avec moi de nouveau.
La force qu’il lui reste est de mener sa vie comme bon lui semble. Next step : Doubaï. Parce qu’au Québec, elle se sent brûlée. Comme une sorcière.
Bonne chance Carmen.
Un nouveau chapitre de mon séjour à Beijing débute.
Je suis désormais seul dans cette ville de 16 millions d’habitants, et de 40 kilomètres par 40 kilomètres où j’essaie de comprendre, avec mes moyens, mes outils et surtout qui je suis, comment Laurent est disparu.