01 juillet 2008

LA RAGE

Comment ais-je pu oublier de raconter ici la première visite touristique faite la veille à la Place Tienanmen en après-midi? J’ai toujours eu du mal à reconnaître la dimension touristique de mes voyages. Depuis ma balade en auto-stop de Santiago de Chile à Montréal en 1969, cette sortie de trois mois à l’extérieur du pays m’a imprégné d’une manière de voir. Sans appareil photo, j’ai cherché à être le plus près possible des populations locales : c’est la mémoire qui nourrit mes souvenirs. Le confort n’a jamais été mon lot; je me laissais emporter par l’audace de l’aventurier préférant par exemple utiliser le transport en commun plutôt que l'autobus touristique. Une simple question d’âge ou d’économie? Sûrement. Mais surtout le plaisir de disposer librement de mon temps au hasard et à ma guise. Je n'ai fait mon premier voyage organisé qu'avec Michèle, l’année dernière, en Tunisie.
Avec le nombre des années, je deviens plus sage; les derniers jours et les perceptions de Carmen ne sont pas sans m’avoir inculqué une certaine crainte. Pourtant, il y a une petite voix intérieure qui me dit que je n’ai rien à craindre. Quand on perd un enfant, on sait qu’il ne peut rien nous arriver de pire. Même la mort apparaît aux parents comme une libération : peut-être le retrouverais-je? ou cesserais-je de m'en souvenir à jamais?
Laurent avait pris d’autres habitudes; il mitraillait littéralement ses loisirs avec sa caméra numérique depuis qu’il s’en était acheté une en 2005.
La plus grande place du monde, cette Place Tienanmen est un autre espace duquel Laurent a capté des photos et des video clips.
J’en ai donc une idée préconçue quand un taxi me dépose sur la rue bordant à l’est la Cité Interdite. Une centaine de pas à faire et je me retrouve sur Xichang’an Jie, grand boulevard qui sépare la Cité et la Place. Plus que jamais, je me souviens de la grande affiche noir et blanc qui ornait le salon de son logement de la rue Sainte-Élizabeth : l’étudiant faisant face à un char d’assaut.
Est-ce que cette célèbre photo habitait Laurent quand il mit les pieds au même endroit et utilisa son appareil pour saisir les premiers achats de souvenirs de son groupe ou la descente du drapeau à la tombée du jour, ce 25 mars 2006?Je repère le mat et le drapeau chinois de l’autre côté du boulevard; vais-je rester pour la cérémonie? Je remarque les grandes estrades le long des murs qui doivent être l’apanage des gens du Parti, les entrées de la Cité interdite et l’immense peinture de Mao qui surplombe toute la place.
C’est férié aujourd’hui, vendredi 4 avril : la Fête des Morts et l’Entretien des Tombes. Beaucoup de monde se balade; le trottoir est si large que le va-et-vient se fait dans les deux directions nonchalamment et sans engorgement.
Soudain, je suis encadré par un jeune homme à droite et une jeune fille à gauche : ils s’identifient comme étudiants en histoire et me demandent s’ils peuvent m’accompagner et pratiquer leur anglais. Pas de problème pour moi, bien que je ne sois pas le meilleur prof qu’ils peuvent trouver. Ils n’ont eu aucune difficulté à me repérer; je me rends compte que les touristes sont regroupés généralement autour d’un guide et que je suis un des rares occidentaux à déambuler seul. J’aurai donc deux guides privés. Curieux, ils tiennent à savoir ce que je suis venu faire en Chine. Je suis sur les traces de mon fils qui a été tué par un autobus sur le 3e périphérique, il y a deux ans.
Ils ne s’attendaient sûrement pas à cette confidence.
Je suis ému quelques instants, ne peut retenir une larme que j’essuie rapidement.
Ils sont désolés et comme pour me consoler se mettent à me parler du Canada.
Ils savent que c’est un vaste pays, bordé par deux océans; que les forêts sont remplies d’animaux sauvages et les rivières de poissons; que la population réside dans sa grande majorité en bordure de la frontière américaine; que les hivers sont rigoureux; qu’on parle français au Québec et que Montréal est une grande ville. Naturellement tout est relatif. Il y a 16 millions d’habitants à Beijing. Le coût de la vie les intéresse : le prix d’une maison, d’une voiture, d’une année d’université, d’une épicerie hebdomadaire…
Le temps passe vite. Nous avons longé toute la façade de la Cité interdite, traversé la rue qui la longe à l’ouest et un long mur de briques rouges jusqu’à une autre rue qu’ils m’indiquent comme étant la plus vieille de Beijing; il y a des boutiques des deux côtés. Ils m’emmènent visiter le Hutong adjacent. C’est un quartier récemment rénové de maisons en briques grises d’un niveau, à toit de tuiles ondulées où semblent co-habiter de nouveaux riches et des gens moins fortunés, si j’en juge par les portes de garages, les voitures de luxe stationnées en bordure et de vieilles bicyclettes garées dans une entrée menant à une cour-arrière.
De retour sur la plus vieille rue, les deux étudiants veulent prendre un breuvage; je pense leur payer une bière. Ils m’invitent à entrer dans un salon et me demandent si je veux prendre le thé. C’est une bonne idée. Je me retrouve assis devant une table basse avec eux à ma droite et une serveuse devant moi qui va m’initier à la cérémonie du thé. Nous aurons droit à cinq variétés différentes versées dans des contenants tout aussi différents. À chaque fois, les étudiants me traduisent la provenance et les caractéristiques de chacun. Il y en a aux lychees, aux fruits, aux roses, au jasmin… Après le cinquième service, on me demande si je veux poursuivre la dégustation.
Non. Je viens de me rappeler qu’au début on m’avait montré une carte des prix et que si je dois payer la part des étudiants, l’addition risque d’être salée.
Puis on me questionne sur les saveurs que j’ai aimées le plus. La serveuse revient avec une série de boîtes ouvrées renfermant mes préférences dans de jolis contenants en métal; la pression de la vente s’accentue; les étudiants s’en mêlent; ce sont des souvenirs authentiques. Tant et si bien que je sors de là avec un double assortiment et une facture que j’aurais souhaité moins élevée.
Ais-je été arnaqué? J’ai effectivement l’impression que le coup était monté et que je suis tombé dans le panneau; je me console en me disant que je ne suis sûrement pas le premier. Je m’en veux; j’ai du mal à reconnaître ma vulnérabilité; la résistance s’apprend à l’usage.
En sortant, les étudiants ont la gentillesse de m’arrêter un taxi et d’indiquer au chauffeur l’adresse de mon hôtel, à partir de la carte d’affaire que je leur ai montrée.
Subitement, une rage par rapport à Laurent et ses amis m’envahit. S’il avait gardé ou si on lui avait laissé son porte-monnaie, il aurait pu rentrer lui aussi à son hôtel…Il serait encore vivant.
Mais en vouloir à soi-même ou à d’autres ne conduit nulle part.
En rentrant à l’hôtel, je retrouve la carte d’affaire de l’agence de voyage avec laquelle il était allée à la grande muraille; je réserve pour le lendemain. On passera me prendre à 08 h 00.