06 août 2008

MOMENTS DE VÉRITÉ

Je me retrouve dans une pièce rectangulaire, meublée d’une grande table de bois et de fauteuils recouverts de tissus.
Devant moi deux policiers ont pris place : un officier dans la cinquantaine et un plus jeune; un cartable est déposé sur la table entre nous. À ma droite, une traductrice, assignée par l’ambassade canadienne. En entrant, j’ai laissé au bout de la table sur un fauteuil, la caméra numérique, la caméra vidéo et le trépied.

Abruptement, l’officier me demande ce que je veux savoir. Qui dois-je regarder? La traductrice ou l’officier?
Pris au dépourvu, je demande ce qui me préoccupe le plus .
-Selon vous, est-ce un accident ou un suicide comme l’ont prétendu des journaux électroniques?
-Nous n’en savons rien. Aucune preuve, aucun indice que ce soit un suicide. Traverser en courant cette autoroute urbaine est cependant incompréhensible. Inexplicable. Insensé même.Vous devriez interroger les étudiants qui étaient avec lui…S’ils avaient des indices, nous n’avons pu les interroger; ils étaient déjà partis quand nous nous sommes présentés à l’hôtel.
Ma compréhension de sa gestuelle précède la validité de la traduction.
L’officier feuillette le cartable devant lui et ajoute :
-Dans notre rapport et celui du médecin légiste, vous ne trouverez aucune allusion au suicide.
-Pouvait-il être poursuivi?
-Nous n’avons pu recueillir aucun témoignage à cet effet.
En indiquant le cartable :
-Puis-je jeter un coup d’œil à ce rapport?
La traductrice n’a pas commencé que l’officier a tourné et poussé le dossier vers moi.
Je l’ouvre presque religieusement.
Je reconnais les documents chinois que nous a fait parvenir l’ambassade et dont il vient de parler.
Puis les photos. Trois séries.
Sur l’autoroute urbaine. Une voiture endommagée. À la morgue.
Je tourne les pages lentement. Sur les lieux de l’accident, elles sont prises à une bonne distance. L’officier me montre du doigt les dommages mineurs à l’autobus.
Il y a une page avec des photos d’une Santana 2000, avec un pare-brise éclaté. Avant de s’engager sur l’autoroute, Laurent se serait retrouvé subitement devant cette voiture et l’aurait enjambé. Des traces de pas sur le capot, le toit et le coffre ont été photographiés.
Je sens la présence de la traductrice près de mon épaule. Elle pousse un « Oh, My God. » en voyant la dernière page de photos. La morgue. Laurent étendu, revêtu d’un coton ouaté noir du World Mun et de son jean bleu. D’autres où mon fils est nu. Les blessures sont détaillées, particulièrement celle de son occiput. Il a encore les yeux ouverts. Dans le vide. Je trouve qu’il a beaucoup d’ecchymoses sur le corps. Sa chevelure est imprégnée de sang et de sueur; je passe tendrement mon doigt dessus. Une dernière caresse et aussi une façon de m’assurer que je ne fais pas un cauchemar. Quelques larmes.
Il me faut tourner la page. Plan technique à l’échelle des lieux. Pour me re-donner une contenance :
-Puis-je faire des photos?
-Oui…sauf celles du médecin légiste. Nous n’avons pas l’autorisation.
Je m’exécute pour celles du 3rd Ring Road.Clic.-Acceptez-vous d’être photographié?
Ils font signe que oui et rajustent leurs uniformes.
Re-clic.
Je n’ose aller plus loin.
Et m’adressant à l’officier :
-Est-ce vous qui avez mené l’enquête?
-Oui, c’est moi. Je m’en souviens très bien même après deux ans.
Il y a de l’empathie dans sa voix.
Le plus jeune policier glisse un mot en anglais. Je comprends alors qu’il s’agit de LEUR interprète.
-La collision de votre fils avec l’autocar et son décès est pour nous un accident imprévisible.
Il reprend de fait la conclusion officielle de l’enquête.
J’ajoute pour conclure.
-Veuillez féliciter monsieur l’enquêteur pour la rigueur et la précision de son rapport et le remercier pour m’avoir permis d’avoir accès à toute l’information en sa possession.
Traduction. Sourire.
-Merci, c’est notre travail.
Poignées de mains.

Dans la cour intérieure, le chauffeur nous attend et la traductrice m’offre de me reconduire directement à mon hôtel.
Seul à l’arrière, je me sens démoli. Je rapporte deux photos. Pas de vidéo.
J’aurais souhaité obtenir l’autorisation de contacter les conducteurs de l’autocar à deux étages et de la Santana pour avoir directement leurs versions. Je n’ai pas eu la force de le demander.

En après-midi, je me détendrai en faisant des plans sur trépieds le long du canal. C’est le parcours fait par Laïla B. et Laura S. tentant de retracer Laurent alors qu’il était déjà mort. J’ai dû emprunter le mauvais côté; je n’aboutis pas au même endroit.

Sinofile a retrouvé 26 articles sur le web. On me demande 400$. Savoir n’a pas de prix. Marché conclu. Il faut faire un transfert bancaire.

Pourrais-je obtenir une copie du plan à l’échelle fait par la police ?
Téléphone à l’ambassade. Madame Yue va leur adresser ma demande.