02 juin 2006

Ce qui m'a mené au cinéma

Lundi dernier, j'ai passé la soirée avec mon ami sculpteur, Daniel-Jean Primeau, qui s'est fait expulsé de sa maison familiale et patrimoniale, en bordure de la rivière Châteauguay, l'hiver dernier; son ex lui avait prêté de l'argent pour des rénovations qu'elle jugeait indispensable. C'est lui qui doit sculpter le monument de Laurent. C'était l'été. Nous étions à l'abri des moustiques. Il y avait des lucioles, en mai. Incroyable. Instants mémorables. Voici pourquoi.
Il fut question de ma vision spirituellement énergétique de la vie.
Lui, ramène tout avec cohérence à la mémoire. Ce sont les vivants qui par leurs gestes et leur mémoire maintiennent l'esprit d'un défunt en vie. Une dépouille n'a plus de mémoire.
Et voici que ce simple mot fait son bout de chemin par neurones interposés.
Je m'interrogeais depuis longtemps sur la préoccupation de Laurent, à propos de ce qui m'avait amené au cinéma. Qu'avais-je à lui dire et surtout comment lui raconter?
Ce matin en m'installant à l'ordinateur pour m'attaquer à cette tâche que je repoussais plus ou moins consciemment, je me suis souvenu de l'un des gestes posés en achetant notre premier ordinateur: un Mac IIvi. Je commençai, à 46 ans, à écrire mes mémoires. C'était en 1991. Sauvegardé, sur un CD, je retraçai ce texte traité avec Claris Work; heureusement, je pus l'ouvrir avec Office 2004. Quelle surprise!!!
Moi qui pensais n'y trouver que de vagues souvenirs d'enfance, je fais la découverte que la stucture repose de fait sur le chemin qui m'a conduit au cinéma.
C'aurait tellement été simple et facile de lui faire parvenir intégralement et sans délai ce texte, si seulement je n'avais pas manqué de présence d'esprit et de MÉMOIRE.
Merci, Daniel-Jean.
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C’est ma mère qui m’amène au cinéma pour la première fois.
De ce lointain souvenir, je ne garde que celui de l’emplacement où nous étions assis: côté cour, très haut à l’arrière, en bordure d’une allée latérale; à l’écran, un Laurel et Hardy, m’impressionne tant, par le gigantisme des personnages , que le loufoque de leurs situations m’échappe presque.
Ce devait être en 1952, à Beauharnois, au cinéma Iroquois, chez nous dit “Théâtre”, par anglicisme. La sortie de secours est attenante à la cour du terminus d’autobus Poupart ; les voyageurs en partance pour Montréal, s’adossent au mur du cinéma, par jour de beau temps; ceux vers Valleyfield restent généralement à l’intérieur dans la vaste salle d’attente, flanquée d’un restaurant, d’un salon de coiffure et d’une pharmacie .
J’arrivais mal à saisir le sens de l’ écriteau qui s’y trouvait: “ Si chez vous, vous jetez votre cendre de cigarette ou vous crachez par terre, vous pouvez faire de même ici, parce que nous tenons à ce qu’ici vous vous sentiez chez vous.”
À la maison, la propreté, c’est sacrée; on aurait pu dîner par terre disaient mes oncles et mes tantes...Cette salle des pas perdus est aussi un lieu de réflexion et de contemplation puisqu’aux murs figuraient deux grandes photos noir et blanc encadrées: un paysage laurentien d’une grande route à flanc de montagnes et une vue aérienne télémétrique du quadrillage des terres entourant le fleuve St-Laurent et des deux canaux reliant le lac St-François au lac St-Louis.
Banquettes, machines-à-boules, cabines téléphoniques, guichet meublent le temps de repos qu’impose la dépendance au transport public; les autobus passent aux heures. Aujourd’hui, il y en a deux par jour. On pouvait aussi risquer de perdre de la monnaie pour gagner une pacotille en manipulant une petite grue se déplaçant par en avant , latéralement et de haut en bas en ouvrant et refermant ses trois griffes sur un nounours si on est chanceux; on retouve encore aujourd’hui ce genre de gobe-sous dans des restaurants ou des brasseries.
Au sous-sol, des toilettes…payantes. Heureusement, j’apprends vite à passer par le haut.
Je n’ai jamais fréquenté le barbier du salon “Courchesnes” , mon père le trouve trop snob. Il est situé près de la porte de façade donnant sur la rue St-Laurent; en face se trouve l’autre cinéma, le Capitol, de construction plus récente, préfabriquée , pour les films d'amour ou en version française.
Tout le deuxième étage de cette énorme maison québécoise, en pierre des champs et à toit en larmier, abrite plusieurs grosses familles, pauvres; je m’en suis rendu compte en allant y vendre des billets de tirage pour les bonnes oeuvres, à trois pour vingt-cinq sous , dix sous chacun ou le livret pour un dollar; on peut rarement m’en acheter. J'y vais quand même. On ne sait jamais. Et à 10 ans, on est encore curieux de voir.
Chaque fois que je vais à Beauharnois avec mon père, il faut arrêter chez le cordonnier de la rue Richardson, première rue qu’emprunte l’autobus en sortant de la cour du terminus pour se diriger vers Maple Grove: cet atelier, dans l’arrière-cour des taxis, sent fort; j’aime beaucoup ce mélange d’odeur d’huile de machines-à-coudre, de cuir et de cirage et je trouve très habile monsieur Grenier qui, en un tour de main, redonnait à coups de marteau, belle apparence et nouvel usage aux bottes ou souliers de chacun.
« J’avais un ami. Je lui ai fait crédit. J’ai perdu mon ami ». Mais, ce n’était jamais cher, compte-tenu du spectacle que nous donnait ce moustachu, à la bouche sertie de clous à bottines, qui chantonnait doucement sans s’étouffer avec.
En ressortant, on se retrouve face à la devanture de l’Iroquois qui affiche au-dessus de la marquise, une tête d’indien ressemblant davantage à l’écusson du club de hockey, les Black Hawks de Chicago, qu’à nos voisins de Kanawakhe, que l’on nommait alors les sauvages de Caughnawaga.
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J’ai plus de mal à me rappeler du deuxième film que je vois, cette fois, avec mon frère Jean-Claude. Lui s’en souvient bien; c’était son premier. On a toujours de bonnes raisons d’oublier... Il s’agissait d’un Tarzan avec Johny Westmuller.
Ce n’est toutefois ni le titre, ni la vedette, ni même le genre qui est responsable de cet effacement de mémoire; l’incident qui avait suivi cette projection de matinée dominicale m’a perturbé au point où, pas une prouesse en liane ou un plongeon en saut de l’ange, un événement imprévu ne peut supplanter pareille inquiétude.
Après la “vue” , en me dirigeant vers le terminus , j’ai la vague impression , en mettant la main dans ma poche, que je n’aurais plus suffisamment de monnaie pour payer nos billets d’autobus.
En début de programme, j’ai acheté deux gros sacs de “chips” Maple Leaf, au lieu du format habituel; pendant le film, j’ai fini par me convaincre, avec mes toutes nouvelles notions de calcul mental, que cette impardonnable faute me ferait encourir les foudres de mes parents. Et comme c’est le premier pécule à gérer que l’on me confie, je me sens de moins en moins brave au fur et à mesure que le souvenir de Tarzan gagne en force et courage.
Je décide donc de rentrer tout bonnement à pied à la maison.
Il devait bien y avoir 6 milles à parcourir.
Je n’ai jamais eu à m’occuper ainsi de mon frère cadet; il me faut donc affronter cette grand-route nationale, la 132, qui longe le fleuve, qui mène à la maison, à Bellevue, en pleine campagne, sur la rive sud du lac St-Louis. Je devrai passer par le village voisin, Maple Grove où je compte faire escale chez mes grands-parents maternels; il me sera alors possible de téléphoner gratuitement à mes parents pour leur annoncer que j’ai manqué d’argent. Y rèegne une odeur de cigarettes qui n'a d'égal que ses doigts jaunis par la cigarette. Mais, c'est l'odeur de ma parenté.
Après nous avoir généreusement gavés de biscuits aux dattes, ma grand-mère fait l’appel. Ouf! J’ai comme encore plus fortement le sentiment que j’ai commis une faute impardonnable; ma mère est peu fière de moi et m’enjoint de rentrer tout de suite à la maison.
En marchant le dernier mille, je pleure d’appréhension en tirant par la main mon frère qui n’y comprend rien.
Soudain, deux grands adolescents en bicyclettes nous frôlent de si près que l’un d’eux, se rend compte de mon air chagrin et s’imaginant m’avoir possiblement heurté, fait demi-tour pour s’enquérir de mon état.
Ce sont des anglophones. Nous ne pouvions nous comprendre. Ils sont protestants, nous sommes catholiques.
Je ne sais comment ils font pour saisir que je me débrouillerais sans eux ...
Arrivé à la maison , je vide le fond de mes poches sur la table de cuisine. Mon père, ma mère et moi nous rendons compte que j’aurais eu tous les sous requis pour revenir en autobus. Pour eux, ce fut très drôle; à cet âge, on n’aime pas du tout faire rire de soi; je suis tout de même soulagé...J’ai dû mal compter, les pièces de monnaie restantes, toutes à l’image des souverains britanniques.
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L’école primaire est toute à côté de l’église paroissiale, à vingt minutes de marche de la maison, dépendant de la longueur des jambes; c’est toujours une aventure de s’y rendre, comme d’en revenir: automne, hiver, printemps.
C’est là que j’y vois mon premier documentaire.
Un écran manipulable, un projecteur, des bobines, la pose de carton dans les fenêtres, un tintamarre synchronisé au scintillement de la lumière, des chiffres en décompte, un beep et c’est partie la musique. Voir ainsi le festival d’un film du monde dans un tel rituel inattendu et insoupçonné: tous les continents y passent. Voyager, c’est la fête...Celle de Coca-Cola que l’on retrouve déjà dans tous les recoins de la planète.
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Tout en étant locataire d’une petite maison de quatre pièces en bordure du lac St-Louis, mes parents ont été, à des milles à la ronde, les premiers propriétaires d’un appareil de télévision; j’ai huit ans.
Les fils du propriétaire, cultivateur, s’installent à demeure tous les samedis soir, pour les matchs de hockey, de la même manière qu’ils nous ont subtilisé notre jeu de hockey sur table, quelques années auparavant, avec l’assentiment de mon père qui, passionné, préférait leur adresse à nos exercices d’apprentissage.
Désormais, les heures de repas vont se synchroniser avec celles des émissions pour enfants et les heures de dodo avec le début des émissions pour adultes.
Seul, le chapelet en famille radiodiffusé avec le cardinal Léger, échappe au nouveau rituel qui s’installe comme suit: télé, souper, devoirs, prière, télé, dodo.
Au bout de six mois, ce beau meuble engendre la première grave querelle de ménage de mes parents: l’appareil a des ratés; il produit beaucoup de neige à l’image , laquelle roule de haut en bas s’en s’arrêter, ou en zigzaguant, de gauche à droite, en diagonale.
Question de garantie, mes parents ont bien du mal à se faire respecter par le vendeur. Tant s’en faut que tout ne vire au procès. Il y a de l’escroquerie dans l’air; les attentes judiciaires de ma mère se heurte à la détermination de mon père d’éviter un procès coûteux qu’il estime avoir peu de chance de gagner, vu la situation de fortune du vendeur, le Docteur Hébert. Cela met mon père met en colère; il parle de lui casser la gueule; ce qui plait encore moins à ma mère. C’est l’engueulade. Et nous n’avons plu de léléviseur.
La famille Hébert est propriétaire du château; petits-bourgeois, professionnels et excentriques. Ils se sont payée une folie, au retour d’un voyage touristique en Terre Sainte, pendant l’entre-deux guerre: se faire bâtir une résidence d’été, ayant toutes les apparences d’une mosquée, sur les rives du lac St-Louis, en banlieue montréalaise, à quelques centaines de mètres du quai de Bellevue.
Pendant l’été, en ce lieu de villégiature qui se nomme aujourd’hui Léry, chaque classe sociale peut y apprécier à sa guise l’air du large, les parfums floraux, le coassement des grenouilles, la stridulation des cigales, l’ombrage des érables, les baignades de la canicule et les couchers de soleil, derrière les îles de la Paix, sur le lac.
L’hiver, les quelques fermes du village et les coquettes maisons des ouvriers du meuble, du papier et de la métallurgie, réparties tout au long du chemin du Roy, entre le fleuve et la voie ferrée, gardent à vue tous les chalets d’été disséminés, ça et là, ou concentrés et huppés, largement anglophones, en aval dans le Woodland, près de leur golf et de leur yachting club.
Nous demeurons dans le haut du village, près de la ferme d’Eucher Laberge et celle de Paul Marchand, dite des Erables.
Notre voisin de droite, monsieur Legault, travaille chez Kilgour, une imposante fabrique de meubles, en briques rouges, qui à l’allure d’une forteresse moyenâgeuse.
Elle a été rasée et remplacée par des appartements pour personnes âgées
A gauche, un petit “camp” d’été nous sépare de la famille Gravel qui lui besogne , à la papetière Howard Smith, productrice de papier-cigarette et de papier-monnaie.
C’est à Beauharnois qu’on a besoin de main d’oeuvre, en particulier depuis la guerre, mais surtout à cause du “pouvoir”, autre anglicisme de “power”, la centrale hydro-électrique, longtemps la plus puissante du monde au fil de l’eau. S’y trouve branché un chapelet de fournaises sombres et fumeuses , à un point tel que le langage populaire en a dénommé une, l’enfer. Des flammes garnissent les trente portes auxquelles viennent reprendre leur souffle ces ouvriers de la métallurgie.
Mon père, gaspésien d’origine, y risque sa vie, comme le fait aussi mon grand-père maternel et la plupart de mes oncles. De huit heure à quatre heure, de quatre heure à minuit, de minuit à huit, son absence s’impose à la maison, à moins qu’il ne soit mis à pied début décembre, comme ce fut le cas de nombreux hivers consécutifs. Sur-production ou manière de garder les salaires le plus bas possible. Mais aussi quand une guerre se termine, une mine de fer ferme ses portes.
C’est alors l’absence de ma mère que devons subir, mes deux frères, mes deux soeurs d’alors et moi-même. Ainsi partait Georgette, pour la grande ville de Montréal, y faire des ménages.
Les chocolats qu’elle nous rapporte après sa journée de travail et un trajet de deux heures d’autobus compensent pour la patience qu’il faut développer à endurer les humeurs inconfortables d’un homme au foyer malgré lui.
De mon enfance à aujourd’hui, la sécurité financière aura toujours été un mirage.
M’ayant donné le meilleur d’eux-mêmes et le pire aussi, leurs sacrifices me forgent une destinée vers le sacerdoce, la médecine ou le droit; j’en décidai autrement. C’est souvent difficile de l’assumer. Qu’importe puisque, j’ai ce qu’il faut pour m’entêter à faire ce que j’aime.
Toutefois, devant l’insuccès de mes productions, je garde parfois l’impression que ma mère croit encore que je ne suis toujours pas à ma place dans le cinéma. Il m’arrive en voyant arriver les fins de mois, de penser qu’il aurait peut-être été plus simple et facile d’obéir.
Pour ne pas sombrer dans la déprime, je me dis qu’une bonne nuit de sommeil me fera voir le lendemain d’un oeil différent; mais, je ne sais plus s’il me faut compter sur l’effort, la discipline et la volonté... ou sur l’abandon consenti à l’effet du non-désir. Attendre...
De toute manière, personne ne me sauvera.
Si, de moi-même, je laisse échapper la quête du beau fuit, j’ai le sentiment que tout peut mener au désespoir. J’ai peu de conviction en chantier. Celle qui m’habite le plus est que c’est la beauté qui oriente notre destin.
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Un soir d’hiver des années cinquante, pendant que mon père est de garde et qu’il dort, je regarde seul la télévision.
Je suis emporté dans un pays incertain par un air de trompette que je n’ai jamais oublié.
Sur un fond de cirque ambulant, le sourire inquiet des premiers balbutiements d’amour d’une apprentie-clown se fracasse à la virilité enchaînée d’un maître-forain, abîmé par les exigences de la survie et de la solitude. De grands élans de tendresse et d’affection sont foulés aux pieds de la cupidité spectaculaire.
Ces images vont provoquer ma première émotion médiatique, une des plus intenses que je n’aie jamais eue. Elle s’incrustent, au gré des larmes qui me chavirent. Mon père se réveille pour aller pisser et s’en rend compte. Il m’ordonne d’aller me coucher : « Cette émission ne doit pas être pour toi ». Heureusement, ma résistance passive lui fait oublier sa consigne.
Je venais de découvrir l’effroyable puissance d'un petit écran par le plaisir profond qu’il pouvait procurer en me mettant en contact avec les recoins les plus insoupçonnés de moi-même. Ces images me font verser des larmes.
À quinze ans, pendant un cours de musique, en versification, au séminaire-collège de Valleyfield, l’air de trompette se présente à nouveau,. Toutes les notes y sont comme dans une bulle; la douceur, la respiration, la tristesse, la double descente et la remontée vertigineuse de l’adulation féroce et fatale; j’apprends cette fois que cet air de trompette se nomme la Strada
L’année suivante, en visionnant les Nuits de Cabiria, la frimousse et le nom de Giuletta Massina me deviennent enfin et définitivement familiers. Ses yeux rieurs et son visage de lune sont restés ceux de Gelsomina. Du même coup, je découvre Frederico Fellini et par lui le cinéma italien. Comme j’ai été touché de les voir à la remise des Oscars en 1993; lui sur l’estrade et elle toujours aussi ELLE, sa femme, dans l’audience.
Étonnamment, je ne me rappelai pas d’Antony Quinn à la vue de Zorba le Grec ; la musique y était pourtant impressionnante, enlevante , folklorique, pétillante, mais moins lyrique, il est vrai. Je ne dis pas cela pour desservir sa gigantesque stature de comédien, mais parce qu'en rapport avec la Strada , c’est comme si la musculature et la violence du personnage Zampano se sont dissoutes en partie, par la candeur de Gelsomina, et en partie, par les vagues de la mer de la séquence finale.
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"Tous les chemins mènent à Rome." dit l’adage. Comment ais-je donc abouti au cinéma, comme on dirait échouer au Groënland ? En ligne droite ? Par mille et un détours ?
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Un américain, universitaire à Boston en Communication, m’en a un jour tracer les trois avenues possibles: par l’argent, le cul ou la chance. Je n’ai jamais compris pourquoi il a exclu le talent.
En ce qui me concerne, je garde d’une manière un peu flou la souvenance que tout a pu se jouer dans une file d’attente de la cafétéria du séminaire, au moment de soulever mon cabaret pour le soustraire au regard inquisiteur du surveillant: l’abbé Roger Farmer.
Un confrère, Luc Caron, vient de refuser de prendre en charge la direction du Ciné-club des jeunes. Je suis, pour une raison que j’ignorerai toujours, le deuxième sur la liste. Je me trouve malgré tout honoré que l’on me distingue ainsi de la multitude et n’apprécie qu’au fur et à mesure de leur découverte les privilèges qui s’y rattachent, comme celui de pouvoir assister au ciné-club des grands.
L’abbé Farmer est aussi notre professeur de cinéma et, je l'apprends plus tard, l’aumonier de l’Office diocésain des techniques de diffusion qui classe les films d'un point de vue morale. Rapidement, je saisis que ceux qu'il me faut voir se situent d'Adultes avec réserve à À proscrire.
Cet abbé prend tous ces rôles bien au sérieux à commencer par celui de surveillant. Gare à vous si le couteau et la fourchette ne reposent pas sur la serviette de papier à droite de l’assiette; vous n’allez pas plus loin avant d’avoir corrigé la situation.
Nous avons tous coulé un examen de cinéma parce que personne n’avait su répondre correctement ( entendre à sa satisfaction ) à la question « Pourquoi le Séminaire- cette vénérable institution - a-t-il inscrit un tel cours au programme?... Parce que son premier objectif est de former des prêtres. Le deuxième, des hommes chrétiens, et le troisième des citoyens avisés.
Sur la trentaine que nous sommes, nous avons tous plus ou moins péroré sur l’influence grandissante des mass média dont le cinéma se trouvait le plus puissant d’entre eux. Ce lascar de prof n’avait surtout pas pris la peine de mentionner ces aspects dans ces notes de cours; il nous avait tendu un guet-apens pour mieux vendre sa salade.
Il faut aussi avaler que les Quatre cents coups, de Truffault , en noir et blanc a plus de valeur que Ben Hur, en cinémascope couleur. Comme quoi les mises en parallèle avec le cinéma dominant ne remontent pas d’hier.
Nous trouvons cette assertion plutôt drôle, étant davantage influencés par le grand déploiement et le rythme des courses de char dans l’arène du Colisée que par les signes de la nouvelle vague. Néanmoins, nous cherchons à comprendre ces canons incontournables que nous ne finissons jamais à assimiler complètement mais qui deviennent des éléments auxquels se greffent petit à petit d’autres variables qui vont nous faire apprécier la valeur de la nouveauté, le culte de la différence...Et puis, il reste quand même Hitchkock dont Les Oiseaux réussissent à échapper à l’anathème. L’impression que ce film m’a transmise est tellement puissante qu’à la sortie du cinéma quelqu’un pousse un croassement qui me fait sursauter ainsi que la quinzaine de personnes qui sortent en même temps.
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Pouvait-il y avoir enseignement du cinéma sans pratique ? Pour moi non. L’apprentissage de la grammaire passe par faire des images. Un grand du ciné-club, Pierre de Granpré dont le père médecin posséde une caméra 8mm ne tarde pas à devenir victime de harcèlement de ma part; plusieurs fins de semaines consécutives, je lui emprunte cet appareil pour tourner en noir et blanc l’histoire d’un jeune qui devient aveugle. J’organise même un festival compétitif où seul inscrit, La lumière qui s’éteind, mon premier film, de 5 minutes, se mérite le premier prix.
Durand les vacances d’été, je ré-emprunte à nouveau cette caméra pour tourner une manière de poème sentimental; il s’agit d’un dialogue en voix-off d’un gars et d’une fille, adossés l’un à l’autre , par terre dans un champs avec une rose à l’avant plan; comme un épanchement pour une première histoire d’amour qui n’arrive pas à trouver son commencement.
Une émision de Radio-Canada, Image en tête, le samedi après-midi sur le cinéma amateur ne manque pas de stimuler mon intérêt pour la fabrication des films et d’améliorer mes compétences; c’est de la magie, de la curiosité, de la surprise, des bouts incompréhensibles; et mon père et ma mère qui gueulent pour que je passe à table; l’heure du souper est sacrée. Une frustration de sevrage précoce.
J’organise un autre festival; Arthur Lamothe, André Guérin et Michèle Favreau ont accepté d’être membres du Jury; cette fois, c’est sérieux; il y a sept ou huit oeuvres en compétition; je reçois une mention spéciale pour le ton sincère de cette première oeuvre couleur document. Pascal Gélinas se mérite le ler prix.
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Je dois bien des choses à Arthur Lamothe.
Il me réfère à Jean-Claude Labrecque pour vérifier l’état de plusieurs bobines de pellicule, 16 mm, noir et blanc que j’ai fait achetées en même temps qu’une Bolex à tourelles par le Ciné-Club que je dirige. Première expérience d'un conflit d'intérêt potentiel qui m'attire les foudres de consommateurs exacerbés par une hausse imprévisible du coup d'entrée.
Arthur nous prête la clé de sa salle de montage, chez SGC, équipée de Moviola, pour que nous puissions monter la nuit, Jean-Pierre Boyer et moi, mon premier film 16 mm. J'y croise Pal Gélinas, Roger Frappier, Pierre Harel et Jean Chabot.
Pendant Expo 67, il me réfère à Rock Demers qui me procure coup sur coup deux emplois : messager pour la grande Exposition de cinéma d’animation qui se tient à l’Université Sir Georges William (Concordia) mais surtout, je deviens le messager officiel pour le Festival International du Film de Montréal. J’accompagne Agnès Varda, Jean-Pierre Léaud, John Ford, dans leur déplacement. Je découvre le classeur où se trouvent les photos et les dossiers de presse et me mets à les collectionner et sans gêne à les faire autographier.
Je fais une course pour Jean Renoir; au retour, il m’offre un pourboire; je m’y attendais; je lui tends une feuille à en-tête du Festival et lui demande plutôt s’il veut me donner ses impressions sur le cinéma canadien. (On n’a pas encore commencer à nommer le cinéma québécois). Il sort sa plume et s'exécute sur le champs.
C’est aussi, deux ans plus tard, pendant que je prends une semaine de vacances de journalisme en Gaspésie, qu'Arthur me met en contact avec l’Office du Film du Québec; j’y obtiens un premier contrat, puis un deuxième comme monteur. Je quitte le journalisme, en pleine crise d’octobre 70, pour apprendre correctement les bases du montage, en tant qu’assistant-monteur avec André Corriveau, sur Jacques Ferron, qui êtes-vous?, aux Cinéastes Associés que dirige Jean Dansereau?
L’année suivante, Arthur produit mon premier film en tant que réalisateur, sur les citoyens et locataires évincés par l’autoroute est-ouest en construction : 300 millions pour l’autoroute. Patrick Straram, le Bison Ravi, le distingue, au premier et seul Festival du film de Montréal sur l'environnement à avoir vu le jour. Arrabal le visionne.
Je suis lancé et gravirai d’autres échelons: assistant-réalisateur, monteur (15 ans), scénariste, réalisateur, prof de cinéma théorique et pratique (Université du Québec à Montréal et au Cegep Montmorency à Laval) et finalement producteur à l’ACPAV, une coopérative de production dont je suis membre(10 ans).

''Le cinéma canadien me semble posséder une qualité essentielle à la confection de n'importe quelle oeuvre d'art: la curiosité. Les réalisateurs dont j'ai visionné les oeuvres m'ont semblé anxieux de découvrir. C'est là une attitude saine et en contraste avec la grande industrie internationale qui elle veut jouer sûr. Or, la sécurité en art, c'est la mort.''

Jean Renoir