21 juin 2008

UNE FACTURE SALÉE

Avant de me coucher, j’ai réussi à contacter mon frère Jean-Claude à frais virés, avec mon cellulaire, et à lui donner mon numéro de carte de crédit pour qu’il fasse envoyer à Michèle une douzaine de roses blanches. C’est son anniversaire le samedi 5.
Je dors bien.
Pendant que je déjeune, Michèle me téléphone; pour elle, il est 20 h 00, le 3. Nous avons reçu un bouquet des Locussol. Je raconte les incidents de la veille. Elle pense que je devrais appeler Pierre pour l’aviser. Cette fille-là n’est pas bien.
Pierre n’a rien à voir dans cette affaire-là. C’est un mauvais psychodrame; il n’y est pour rien. Et franchement, que pourrait-il y faire?
-Sois prudent. Le père de Yumiko dit que les Chinois n’apprécient pas que l’on prenne des photos en Chine.
Je me rappelle avoir lu quelque part qu’il était interdit de photographier les ponts, mais le reste?… J’ai même vu un couple européen à bicyclettes qui prenaient des photos à un feu rouge avec télé photo.
Je passe l’avant-midi à essayer de brancher l’ordinateur de Laurent sur internet. J’effectuerai une sortie jusqu’à une petite boutique Apple dont le technicien de l’hôtel a fini par me trouver l’adresse.
En route, en taxi, mon cellulaire vibre au son de l’Hymne à la joie.
-Monsieur Dupuis…Ici le docteur Barrault de S.O.S. International…Je vous appelle de Singapour…Le docteur Poitras m’a dit que vous étiez passé à la clinique pour le rencontrer. Qu’est-ce que nous pouvons faire pour vous?
-Oui, effectivement; je lui ai envoyé un courriel hier; j’aurais souhaité pouvoir luncher avec lui…Je suis à Beijing pour 2 semaines. J’aurais aimé en savoir davantage sur les circonstances entourant les instants qui ont suivi la fuite de mon fils Laurent de votre clinique.
-Le docteur Poitras n’a pas reçu votre e-mail…
Mon interlocuteur est Français, Belge ou Suisse… C’est certain. Pas question de lui demander.
Je suis pris au dépourvu, calé à l’arrière d’un taxi, cherchant un crayon que je n’arrive pas à trouver.
-Le docteur Poitras n’est vraiment pas disponible actuellement. Vous avez dû vous rendre compte que la clinique déménage… De toute manière, il n’a pas eu à s’occuper de votre fils…
-Non, mais c’est quand même lui qui a porté assistance aux étudiants sous le choc…
Silence.

-Est-ce que la médecin allemande travaille toujours pour vous?
-Docteure Heinke est maintenant affectée dans une usine au nord de la Chine.

Je m’en doutais. Son nom n’apparaissait pas au tableau de la clinique. Autre silence.

-Monsieur Dupuis, si je puis répondre à vos questions, je vais faire tout ce que je peux… Nos rapports ont dû vous paraître froid à l’époque…Il faut dire que notre équipe a été très perturbée par la visite impromptue de deux femmes qui ont photographié des gens à leur insu et engueuler le personnel.

Carmen accompagnait Rosalie-Anne T., ma mandataire de juin 2006, en visite avec ses parents à Beijing. Maintenant que je connais mieux mon hôtesse des premiers jours en sol pékinois, cela est loin de m’étonner; je savais que cette visite n'avait pas été facile, mais à ce point...

-Ces personnes m’ont appris que des membres de votre personnel avaient tenté de rattraper mon fils… Il a été question de taxi. J’aimerais bien savoir de quoi il s’agit. Rien de tout ça ne figure au rapport du docteur Heinke.
-Vous savez ces tristes événements remontent à quelques temps déjà...
-Exactement deux ans et un jour, monsieur Barrault.
-Monsieur Dupuis, je vous rappelle le plus tôt possible.

Quelques minutes plus tard, le chauffeur me laisse à la croisée de deux grandes artères commerciales et pointe du doigt une boutique où j’aperçois la fameuse pomme d’Apple. Je suis au bon endroit. Je vais y arriver. En entrant, je tends l’ordinateur portable à un vendeur; il m’indique quelqu’un d’autre, à l’autre bout de la boutique; pas facile de se comprendre; je dépose la machine sur le comptoir et la mets en marche. Établir cette communication sans fil est hors de portée d’ondes et de compétence. Je me reproche de ne pas avoir pris le temps de contacter Sébastien avant de partir; il m’aurait indiqué la manière d’y parvenir. L’explication à ce que Laurent ne nous ait envoyé aucun courriel pendant son séjour trouve ici partiellement une éclaircissement. Je devrai donc me résoudre à acheter du temps d’utilisation à l’hôtel de luxe situé à proximité du mien.

Autre appel au retour. Madame Yu me donne le nom d’une entreprise qui fait du clipping d’articles de journaux : Sinofile. Je passe par le stationnement pour me rendre au majestueux hôtel Kunlun. Rosalie m’a envoyé un plan qu’elle a dessiné minutieusement. Je constate qu’il y a une erreur dans l’adresse du docteur Poitras pour le courriel que je lui avais envoyé. Pas étonnant qu'il ne l'est reçu. Devrais-je lui envoyer? J'abandonne. Pendant plus d’une demi-heure, la page web de Sinofile garde secret le numéro de téléphone qui me permettrait de prendre contact avec cette entreprise. Il y a plein d’informations corporatives mais pas de téléphone.

Ce soir-là, j’ai fermé un restaurant japonais situé dans un sous-sol entre le Kunlun et mon hôtel. Il n’y avait que deux clients quand je suis rentré. Le cuisinier préparait sous mes yeux sushi et sashimi. Délicieux. D’une fraîcheur incomparable. J’ai même assisté au nettoyage en règle des comptoirs. Le sake avait dû faire plus que son effet. De retour au pays, à la réception de mon relevé de carte de crédit que je me suis rendu compte avoir signé une facture de 1585,00 Yuan Renminbi, soit 230$. Comme quoi, l’ajout d’un zéro peut faire toute une différence.

15 juin 2008

DEUX ANS PLUS TARD: JOUR POUR JOUR, HEURE POUR HEURE.

On déjeune à mon hôtel pour 12 YMB soit 1,75$.
C’est un buffet : deux potages, des dim sung (pâtes contenant une farce cuites à la vapeur), légumes et viandes, divers sautés au wok; crudités, fruits, viandes froides, pains pour grille-pain, thé, café, tout çà à volonté…De quoi prendre un repas pour la journée.
D’ailleurs à partir de ce jour, j'éliminerai presque systématiquement l’heure du lunch pour m’en tenir à ce déjeuner et au souper. Il faut payer à la réception et présenter le reçu à une serveuse; un gardien de sécurité (soldat???) est toujours là et circule entre la salle à dîner et le hall d’entrée. Il a l’air ravi de pouvoir s’entretenir avec les deux serveuses qui sont là pour recueillir les billets, nettoyer les tables et garnir le buffet. En fait, il a l’air d’en courtiser une.
Après ce copieux repas où je me suis permis d’ingurgiter une soupe au riz pour solidifier le contenu de mes intestins, je m’adresse à la réception avec la grande carte de Beijing que m’a laissée Rosalie; il y a un x à l’endroit où Laurent a été tué. Je leur demande de situer l’hôtel sur la carte et combien de temps cela me prendra pour me rendre à pieds jusqu’à ce x. On me répond 15 minutes. Je devrais donc être là vers 8 h 45. Il est 8 h 30.
J’entreprends donc cette longue marche, affublé de mon trépied, de l’appareil photo de Laurent et du sac contenant la caméra vidéo. Longeant le côté nord du 6e périphérique en direction est, à 8 h 45, je dois allonger le pas; il m’apparaît évident que l’échelle de la carte ne correspond pas à celle que je m’en faisais; d’ailleurs, il n’y a pas d'échelle sur cette carte.
Puis, je suis assailli par le doute; je crois me rappeler qu’avant de s’engager à traverser cette autoroute urbaine, Laurent a traversé une sortie; à moins que ce ne soit une entrée. Les repères visuels qui m’ont été rapportés en vidéo et en photos par Rosalie, égarés quelques parts à la maison, me semblent avoir disparus.
Il y a un long terrain vague, entouré d’une clôture... Je crois me rappeler qu’il s’agit d’une sortie. J’y suis; il me faut faire vite. À 9 h 24, je déclenche la caméra vidéo installée sur son trépied. Laurent a été frappé part un autobus à deux étages, à 9 h 25, le 3 avril 2006; nous sommes le 3 avril 2008. Deux ans plus tard, jour pour jour; et je suis là, maintenant. Je laisse filer le ruban de la cassette DVD pendant que passent quelques rares autobus à deux étages.
À peine à 50 mètres de là, une passerelle piétonnière et pour bicyclette, enjambe le 6e périphérique. Comment ne l’a-t-il pas vue? Paniqué ? Poursuivi ? Décroché?
Mais suis-je au bon endroit?
J’irai plus loin. Montrerai à quelques passants le seul article en chinois en ma possession, tentant, à la croisée d’une autre grande artère passant dessous le périphérique, de requérir et de valider les coordonnées de l’accident. Une passante prend le temps de lire l’article; elle baragouine un peu d’anglais et m’indique les coordonnées du plus proche bureau de police de la circulation. Pas question.
Je passerai du côté sud et reviendrai sur mes pas, pour installer finalement la caméra sur la passerelle dans l’axe de la rentrée et de la sortie. Comme çà, je vois assez large pour tout couvrir.

La photo affichée sur le web, accompagnant l’article a dû être prise de la passerelle; j’essaie comme je peux de cerner l’endroit et j’enregistre le passage de quelques autobus #6.
Pour rentrer à l’hôtel, je reviens à l’hôtel par le même chemin, un peu plus nonchalamment. J’ai chaud. C’était plus frais ce matin.
J’irai déposer tout mon équipement dans ma chambre. Puis, je m’aventure au luxueux hôtel d’à côté, le Kunlun pour repérer et utiliser les services Internets vendus à prix d’or. Il me faudra trouver une autre solution. Je demande plus de précision à Rosalie et à Paul en rapport avec leur visite au 6e périphérique. Message à SOS International pour m'excuser de mon apparition sans rendez-vous et pour inviter le Dr. Poitras à luncher ensemble.

Vers 13 h00, je téléphone à Carmen. Elle s’est levée tard. A quand même bien dormi. Elle devra laver son appartement au complet; l‘odeur de ma lotion est imprégnée partout. Elle a même rapportée à la buanderie, la serviette que j’avais utilisée la veille au matin pour la faire laver à nouveau car elle sentait encore « Polo ». Quand elle me demande ce que j’ai fait ce matin…
-Comme prévu, je suis allé faire des images de l’endroit où Laurent est décédé.
-Que fais-tu cet après-midi?
-Je vais dormir un peu. On pourrait souper ensemble si tu veux.
-OK. Rappelle-moi entre 5 et 6…

En fin de journée, je téléphone à nouveau. Surprise.
-Pourquoi fouillais-tu dans mes garde-robes hier matin ?
-Je cherchais un endroit pour suspendre mon habit.
-Pourquoi ne pas l’avoir suspendu dans la salle de bain.
-Çà ne m’est pas venu à l’esprit. Chez moi, c’est dans les garde-robes que je suspends mes habits.
-Pourquoi tu fouillais dans mes garde-robes hier matin ?
-Je fouillais pas…Je cherchais un endroit où accrocher mon habit…
-Pourquoi tu fouillais???
-J’ai déjà répondu…Je cherchais une place…
Interrompu.
-Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit hier et que tu m’aurais dit quand je serais de retour au Canada?
-Je ne sais pas de quoi tu parles…
-Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit hier et que tu m’aurais dit quand je serais de retour au Canada? Moi, je n’ai rien à cacher.
-Je ne me souviens pas t’avoir dit quelque chose comme çà. C’est quoi le contexte dans lequel je t’aurais dit çà?
Elle hausse le ton de plusieurs décibels.
-Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit hier et que tu m’aurais dit quand je serais de retour au Canada? C’est très sérieux. Tu me caches quelque chose…
Elle hurle: "Moi, je n’ai rien à cacher…"
-Écoute, Carmen, qu’est-ce qui se passe?

Elle me ferme la ligne au nez.

Ouf…

Pour quelqu’un qui se dit sur écoute électronique…Tu parles d’une conversation…et à quel volume…Elle n’est pas bien. Rien ne sert de la rappeler au téléphone pour le moment. Je vais me calmer moi-même pour commencer. Keep it cool. Je suis inquiet, fatigué mais néanmoins en pleine possession de mes facultés. Assez du moins pour chercher à me mettre à la place de Carmen et essayer de comprendre qu’est-ce qu’il lui arrive.

Comme son bloc d'appartments n’est pas très éloigné de mon hôtel, je vais m’y rendre à pied. J’aurai le temps de réfléchir à la situation. J’apprécie me familiariser avec mon environnement immédiat; la marche donne des repères visuels plus aisément.

Chemin faisant, elle m’envoie un premier message texte : J’ai rien à voir avec toi, tes histoires, ton fils pis les histoires de ton fils. Il est 19h 33.

Je marche pendant une vingtaine de minutes et me rends en bas de son bloc ; je m’assois sur une bordure en ciment qui sert de plates-bandes de fleurs surélevées. Je ne sais pas vraiment comment répondre par message texte; je cherche un ton et une formule humoristique pour diminuer la tension. Tout çà n’a pas de sens.

Je téléphone…
-Salue Carmen. Je ne sais pas vraiment comment me servir des messages textes…
Silence
-…Je suis en bas…Pourquoi, on n’irait pas prendre une marche…
-Fous le camp de chez-moi…

En raccrochant, je comprends pourquoi, elle n’ajoute pas : « Sinon, j’appelle la police… ». Elle n'a pas signalé son dernier changement d'adresse...C'est la raison pour laquelle elle ne pouvait pas m'inviter chez elle officiellement pour obtenir mon visa...

Ce n’est pas l’envie qui manque de la rappeler pour lui signaler qu’elle a effectivement quelque chose à cacher aux autorités chinoises…Mais je me dis qu’elle n’est vraiment pas bien et qu’il ne faut pas ajouter l’insécurité à l’insécurité.

Après tout, c’est elle qui doit vivre à Beijing, pour gagner sa croûte et je comprends bien que ce ne soit pas simple et évident.

Je rebrousse chemin, autre message texte : Vas-t-en de mon building. Laisse-moi tranquille!
Suivi d’un dernier, tout de suite après:
J’ai jamais accepté d’être dans ton film, ni d’être filmée, ni d’être interviewée, d’ailleurs je ne savais même pas que tu voulais faire un film! Si j’avais su que tu me cachais plein d’affaires dangereuses, je ne t’aurais jamais répondu à ton premier courriel! Je n’aurais jamais accepté de te rencontrer, ni que tu couches chez moi.
Maudit malade. Tu me fais des problèmes, j’ai rien à voir avec tes histoires, hosties, donc j’ai rien à dire. T’es des geulasses (sic) de m’avoir caché ce livre-là. J’AI RIEN A VOIR AVEC TES HISTOIRES.

Le film??? Le livre???

Ces deux médias sont perçus comme une menace.
Est-ce cela la liberté d'expression en Chine?
Qu’y puis-je?
Maladresse de ma part??? Possiblement; l’importance de son insécurité m’a échappée.
Carmen a une plus longue expérience de la Chine. Une perception aussi. Que je ne suis pas obligé de partager.
C’est ce qu’on peut appeler un rendez-vous manqué.

Pour une raison ou pour une autre, si elle rappelait, je serais disposé à l’écouter le plus simplement du monde.
Je sais aussi que je ne lui ai rien imposé; j’ai assez d’aplomb pour avoir cerné une dimension de sa vulnérabilité. Il n'est pas nécessaire que le harcèlement soit inscrit dans un texte de loi pour savoir quand s'arrêter...
Pas question que je communique avec ses parents…comme l’on fait ses amis voisins qui s’inquiétaient de sa santé mentale…C’est une adulte. On ne peut aider les gens malgré eux. Il y a peu de chance qu’elle rapplique et communique avec moi de nouveau.
La force qu’il lui reste est de mener sa vie comme bon lui semble. Next step : Doubaï. Parce qu’au Québec, elle se sent brûlée. Comme une sorcière.
Bonne chance Carmen.
Un nouveau chapitre de mon séjour à Beijing débute.
Je suis désormais seul dans cette ville de 16 millions d’habitants, et de 40 kilomètres par 40 kilomètres où j’essaie de comprendre, avec mes moyens, mes outils et surtout qui je suis, comment Laurent est disparu.

09 juin 2008

DÉMÉNAGEMENT #3 (Fin)

Nous n’irons pas loin. Toujours en taxi. Où? Je n’en sais rien, tant que la voiture ne longe dans un stationnement pourvu d’une rangée de véhicule un petit centre d’achat garni de restaurants vietnamien, grec, français, japonais… Carmen me suggère le restaurant italien dont elle apprécie le propriétaire.
Pendant qu’elle grignote sa bruschetta, je poursuis le récit de mes activités de la journée. Un jeune couple vient s’asseoir deux tables plus loin; elle baisse la voix et m’invite à faire de même. Décidément, je trouve de plus en plus éprouvant cette méfiance continue. Tout en me sustentant, d’une pizza, il me faut soudainement lui révéler, deux fois plutôt qu’une, tous les détails de la rencontre fortuite avec l’étudiant chinois qui m’a abordé quelques heures plus tôt. C’est vrai qu’il s’est fait insistant et qu’à l’instant où j’ai fermé mon cellulaire, il m’a interpellé une fois de plus. Je pense comprendre qu’il a un problème financier de transport ou de logement; je ne me sens pas à l’aise sur ce pont qui enjambe le canal; nous sommes isolés malgré la circulation environnante qui ne m’apparaît pas dense compte tenu de la largeur de ces grandes artères où circulent encore de nombreux cyclistes; je n’ose pas sortir mon porte-monnaie.
-Sorry, but I have my own problems.
Il rebrousse chemin.
-Tu m’as dit qu’il avait des livres dans les mains.
-Oui… C’est vrai.
-Quels titres?
-En anglais…mais je ne m’en souviens pas.
-C’est très important. Fais un effort…
-Deux livres à couverture rigide, munis d’une jaquette en couleur. Science? Religion ?
Je hausse les épaules.
-Tous les détails sont très importants…Recommence.
Je n’en peux plus. Je n’en sais pas plus long.
Carmen me met en garde. Ce n’est pas un hasard. Je dois être très prudent. Il faudrait que j’évite d’être abordé dans la rue.
-Ce n’est pas pour rien que ton visa ne t’a été accordé que pour 30 jours…alors que tu avais droit à 60. Ils savent que tu es venu pour Laurent…Ils se demandent ce que tu cherches.
Quand le jeune couple d’à côté finit par quitter, je la sens plus détendue. Elle m’annonce que son ami qu’elle n’a pas vu depuis un an a repéré des articles en chinois sur le web et qu’il allait la rappeler demain. La hausse de quelques décibels de sa voix m’autorise à poursuivre sur la voie des confidences. Je me dis que, malgré la tension, les choses avancent.
Je pourrais parler pendant des heures de ce que je sais des derniers jours de Laurent en Chine. Les étudiants qui l’accompagnaient et que j’ai filmés ont été généreux et sincères; j’ai pu enregistrer leurs émotions. Certains me guident encore ici à distance par Internet. J’ai même établi un contact avant mon départ avec trois étudiantes chinoises qui faisaient parties du même comité que lui; je compte bien filmer leur témoignage quand je serai de retour au Beijing Frienship Hotel, à la fin de ce séjour.
Encore là, Carmen me recommande la méfiance à leur sujet. C’est un peu comme si elle me répétait que tout ce que je pourrais leur dire pouvait être retenu contre moi : répartie classique d’une arrestation policière.
Mais qu’aurais-je à me reprocher? Je cherche à élucider les circonstances de la mort de mon fils.
Je sais que des faits me resteront inconnus pour le reste de mes jours; si je suis là, c’est que je veux qu’il y en ait le moins possible. Il m’arrive aussi d’imaginer que d’autres faits me sont cachés ou falsifiés. Les hypothèses permettent la recherche de la vérité. Je répète souvent qu’elles sont ouvertes…La folie me guette s’il en était autrement. Qu’elles s’appuient sur mes perceptions, mes expériences de vie ou mon imaginaire, çà je le sais. Comment pourrait-il en être autrement? Qu’elles soient le fruit d’une névrose consécutive ou non à cette tragédie, peu m’importent; je favorise l’une d’entre elles.
Je la partage aujourd’hui en flots de paroles endeuillées ou de ténébreuses vérités avec Carmen; elle me donne l’occasion d’en vérifier la pertinence. Même si l’intensité avec laquelle elle s’implique m’indispose, je ne doute pas de sa sincérité ou de son aide.
Laurent avait apporté trois livres en Chine : de Kafka, Lettre au père; Jules et Jim de Roché Henri-Pierre dont François Truffault a tiré un film avec Jeanne Moreau; La chute de la CIA, Les mémoires d’un guerrier de l’ombre sur les fronts de l’islamisme, de Robert Baer, cadeau dédicacé par son ami Sébastien ainsi: pour mon futur CIA Man. Je les ai retrouvé dans la valise rapportée de Beijing par les étudiants.
Quand je fais mention de ce livre sur la CIA, Carmen commence par dire que ce n’est pas intelligent de sa part d’avoir traîné un pareil livre en Chine…elle est certaine que sa chambre a été fouillée…ceci expliquant cela : une explication venait d’être trouvée à sa disparition de cinq heures le dimanche de l’excursion à la grande muraille.
Puis elle ajoute :
-Ce n’est peut-être pas lui qui avait apporté, ce livre en Chine, mais un de ses amis à qui il l’aurait prêté…
-Il l’aurait replacé dans les bagages?... Çà ne m’est jamais venu à l’idée…C’est possible… À la lecture, j’ai retenu trois choses de ce livre : la CIA fréquente assidûment les grandes rencontres universitaires…Pékin est l’endroit au monde où la santé psychologique des agents est la plus sérieusement mise à l’épreuve et ils doivent à ce titre recevoir une formation spéciale…Le taxi demeure l’endroit le plus sécuritaire à Pékin pour s’entretenir discrètement.
-Ce n’est sûrement plus le cas maintenant pour les taxis…ils sont tous sur écoute.
-Je ne peux quand même pas oublié que Susan, l’étudiante australienne prétend que Laurent lui a dit avoir passé la journée en taxi ce dimanche-là…

De retour dans ma chambre d’hôtel, nous tentons avec l’aide d’un technicien de brancher le laptop de Laurent. Impossible. La connexion est incompatible avec un ordinateur Apple. La Chine s’accommode du monopole Microsoft; tant pis pour elle, les monopoles sont une autre forme de dictature.
Carmen lance :
-Tu trouveras tous les services informatiques désirés au gros hôtel pas très loin d’ici…Évidemment pas gratuits.
Quand je lui demande si elle veut m’accompagner demain filmer le 6e périphérique, à l’endroit et à l’heure où Laurent a été heurté mortellement, deux ans auparavant. Elle me répond qu’elle est fatiguée, qu’elle a ses limites, qu’elle n’en peut plus.
-C’est très exigeant pour moi tout çà.
-Je comprends…Tu devrais rentrer maintenant.
Je la reconduis à la porte. Elle rentre à nouveau et se demande comment elle va faire pour m’aider à envoyer des fleurs à Michèle pour son anniversaire.
-Je vais m’arranger avec çà comme un grand. Bonne nuit. Je te téléphone demain midi.

01 juin 2008

DÉMÉNAGEMENT #2 (suite)

La carte de la ville m’indique qu’en allant à gauche en sortant du restaurant, je devrais arriver au 6e périphérique, une autoroute urbaine, comme le boulevard métropolitain. Comme je ne le perçois pas au bout de la longue avenue que je longe depuis une dizaine de minutes, je pense être mal orienté; je comprendrai plus tard que périphérique est encaissé et pas nécessairement élevé. J'ai pourtant franchi un canal auquel des amies de Laurent ont déjà fait référence.
En rebroussant chemin, un étudiant chinois, (il a des livres dans les mains) me bloque le passage; dans un anglais incompréhensible, il sollicite mon aide. Haussement d’épaule de ma part, je poursuis ma route.
Premier appel sur mon nouveau cellulaire.
Carmen commence par me dire que la consule veut que je la rappelle.
-Je vais voir si je peux la joindre au téléphone, sinon je vais aller directement à l’ambassade; je ne suis pas très loin.
-Autre chose. Il va falloir que tu quittes aujourd’hui. Je n'arrête pas de tousser à cause de ta lotion. C’est vraiment trop petit ici.
-Je suis vraiment désolé. Ne t’en fais pas pour moi. Penses-tu pouvoir me trouver une chambre jusqu'au 10 avril?
-Je vais essayer au Home Inn Hotel, c'est très correct comme endroit...
En fermant mon cellulaire, l'étudiant de tantôt se représente à nouveau.
-I get my lot of shit today; please let me go.
Il a compris que j'avais autre chose à faire que de m'occuper de lui.

À l’ambassade, madame Hue m’emmène dans son bureau, s’assoit et, après quelques secondes de silence, me demande ce qu’elle peut faire pour moi.
Surpris.
-On m’a dit que vous vouliez me voir. J’ai laissé un message tantôt sur votre répondeur. Comme j’étais dans le quartier, je suis passé.
-Ce n’était que pour confirmer le rendez-vous de ce matin.
Nous partageons un sourire amusé. Je m'excuse pour cette erreur de communication.

Au coin de la rue, je hèle un taxi qui fait demi-tour. Je me rends compte assez vite que je n’ai pas d’adresse de retour et que je ne saurais indiquer au chauffeur le parcours; cellulaire.
-Salue Carmen, çà va? Comment je fais pour retrouver ton building.
-Ouais, c'est vrai...
Après quelques secondes de silence.
-Téléphone à ADL, la messagerie devant laquelle tu es passé ce matin, au coin du parc pas loin de chez moi; il y a quelqu’un là qui parle anglais…65 32 65 36. Demande-leur d’expliquer au chauffeur où c’est?
-C’est quoi encore le numéro.
Vais-je être capable de le retenir; j'ai l'impression que les choses vont tellement vites.
-65 32 65 36...

J’essaie… C’est occupé. Je réessaie…C’est occupé. Ais-je fait le bon numéro?
Le chauffeur attend. Le moteur roule. Il n’a pas encore démarré son compteur.
-Allo Carmen. Es-tu certaine du numéro? C’est toujours occupé.
-‘Scuse-moi…C’est souvent comme çà… Ils ont plusieurs numéros…Essaie le 65 37… 65 32 65 37.
J'ai eu le temps de sortir un stylo et note pendant qu'elle poursuit
-Quand tu seras rendu à l’appartement; tu diras au chauffeur d'attendre, ta valise est faite.
-Je ne connais que le chemin à pied au travers du parc. Je ne me souviens pas du trajet par les rues.
-Rappelle-moi quand tu seras à DSL.

Le chauffeur ne semble pas s'impatienter. Est-ce de la courtoisie?

Autre essai sur le clavier. Çà sonne et çà répond en chinois…
-Is there somebody there who talk english?
Silence. Je répète.
J'entends des gens qui semblent s'interpeler.
J'attends, j'attends, j'attends...
-Yes..Hello...
Shakespeare m'inspire les mots qu'il faut pour remettre mon cellulaire au chauffeur qui semble bien content d'avoir un congénère au bout du fil.

Compteur. Nous démarrons enfin.
Ce chauffeur est vraiment patient et sympathique.

Quelques minutes plus tard, je re-téléphone à Carmen et c’est du haut de son 18e étage qu’elle nous pilote; je relaie au chauffeur ces indications: à droite, à gauche, continue.
-OK, je me reconnais
À l’arrivée, je dois faire comprendre au chauffeur de m'attendre; il monte sur le trottoir et s'arrête. Je le trouve vraiment compréhensif et il ne semble nullement inquiet que je le quitte sans lui avoir laissé un sou.

Je m’engouffre au pas de course dans l’immeuble, prend l’ascenseur, frappe à la porte.
Carmen ouvre et pousse ma grosse valise devant elle; elle me rend mon sac à dos et la caméra. J’éclate de rire; la situation me semble loufoque; c'est la première fois de ma vie que j'arrive et pars si rapidement de chez quelqu’un.
-Je vois pas ce qu'il y a de drôle. Je n'arrête pas de tousser depuis ce matin.
-Je suis vraiment désolé.
Je lui demande si elle n’a rien oublié.
-Me prends-tu pour une voleuse?
-Pas du tout. As-tu réussi à me trouver une chambre?
-Non, mais on va en trouver une. J'ai l'impression que tu es fâché.
-Pas du tout. Je trouve çà plutôt cocasse.

Taxi. Direction Home Inn Hotel, à une distance marchable de chez elle où une heure auparavant, on lui aurait répondu qu’il n’y avait plus de place. Durée de la course depuis l'ambassade: une heure trente minutes maximum, 7$. Même si ce n'est pas la coutume ici, cette fois, je laisse un pourboire; cela me vaut un magnifique sourire.
À la réception, du 2 au 10 avril, pour 8 jours, çà passe comme une lettre à la poste ; 42$ par jour, une aubaine. Petit déjeûner 1,15$ en sus, au besoin.
Ascenseur pour le deuxième étage; nous nous retrouvons quelques minutes plus tard dans une grande chambre avec toilette, douche et lavabo. Carmen verrouille les fenêtres, tire les rideaux. Le rangement est limite. Elle retourne à la réception exiger des cintres... Je m'en serais occupé, sauf que...elle est bien plus vite que moi.
Merci. Il est temps d'aller souper.
(À suivre)