Ce blogue est dédié à mon fils de 22 ans, décédé accidentellement à Beijing le 3 avril 2006. Il s'y était rendu avec une délégation de Sciences Po, Paris, pour participer au Harvard World MUN 2006, une simulation des Nations-Unies.
29 mars 2008
AUTRE DÉPART
Montréal, Washington D.C., Beijing... En partant le dimanche 30, à 9h45, je serai en Orient, pour la 1ère fois de ma vie, lundi à 13h55. Il y a 40 ans, j'en avais rêvé. Étrangement, si mon fils n'y était pas mort, je pense bien que ma vie s'en serait passé. Je serai là, le jour où il s'est éteint. En 2006, ce lundi matin, il était 9h25 là-bas, quand il a été frappé par un autobus. Ici, c'était encore dimanche, en soirée et je pratiquais Mozart avec le choeur Le Quellec, avec douze heure de décalage. Cette année, le 3 avril est un mercredi et même en étant là-bas, je sais qu'il y aura un autre décalage; il n'aura à voir avec le temps, que la baisse d'intensité provoquée par l'habitude de la douleur. Et j'aurai une pensée particulière pour tous les parents chinois qui ont perdu un enfant sur la Place Tiananmen ou pendant la Révolution culturelle. La photo de Soushiant Zanganepour ci-dessous a été prise par Laurent sur cet emplacement dont une affiche célèbre a été tirée et qui ornait le salon de la rue Sainte-Élizabeth.
C'est le 40e anniversaire du poème écrit par Michèle Lalonde, Speak White. Je ne sais pas si Laurent le connaissait. C'est frustrant de ne pas le savoir. Ou de ne pas pouvoir lui en parler. Quand elle en a fait la première lecture au spectacle "Chants et poèmes de la résistance" au profit des prisonniers politiques Vallières et Gagnon, en 1968, j'étais là. Tout comme j'étais aussi à la Nuit de la Poésie, au Gesu le 27 mars 1970.
SPEAK WHITE
Speak white
il est si beau de vous entendre
parler de Paradise Lost
ou du profil gracieux et anonyme qui tremble dans les sonnets de Shakespeare
nous sommes un peuple inculte et bègue
mais ne sommes pas sourds au génie d'une langue
parlez avec l'accent de Milton et Byron et Shelley et Keats
speak white
et pardonnez-nous de n'avoir pour réponse
que les chants rauques de nos ancêtres
et le chagrin de Nelligan
speak white
parlez de choses et d'autres
parlez-nous de la Grande Charte
ou du monument à Lincoln
du charme gris de la Tamise
de l'eau rose du Potomac
parlez-nous de vos traditions
nous sommes un peuple peu brillant
mais fort capable d'apprécier
toute l'importance des crumpets
ou du Boston Tea Party
mais quand vous really speak white
quand vous get down to brass tacks
pour parler du gracious living
et parler du standard de vie
et de la Grande Société
un peu plus fort alors speak white
haussez vos voix de contremaîtres
nous sommes un peu durs d'oreille
nous vivons trop près des machines
et n'entendons que notre souffle au-dessus des outils
speak white and loud
qu'on vous entende
de Saint-Henri à Saint-Domingue
oui quelle admirable langue
pour embaucher
donner des ordres
fixer l'heure de la mort à l'ouvrage
et de la pause qui rafraîchit
et ravigote le dollar
speak white
tell us that God is a great big shot
and that we're paid to trust him
speak white
parlez-nous production profits et pourcentages
speak white
c'est une langue riche
pour acheter
mais pour se vendre
mais pour se vendre à perte d'âme
mais pour se vendre
ah !
speak white
big deal
mais pour vous dire
l'éternité d'un jour de grève
pour raconter
une vie de peuple-concierge
mais pour rentrer chez nous le soir
à l'heure où le soleil s'en vient crever au-dessus des ruelles
mais pour vous dire oui que le soleil se couche oui
chaque jour de nos vies à l'est de vos empires
rien ne vaut une langue à jurons
notre parlure pas très propre
tachée de cambouis et d'huile
speak white
soyez à l'aise dans vos mots
nous sommes un peuple rancunier
mais ne reprochons à personne
d'avoir le monopole
de la correction de langage
dans la langue douce de Shakespeare
avec l'accent de Longfellow
parlez un français pur et atrocement blanc
comme au Viêt-Nam au Congo
parlez un allemand impeccable
une étoile jaune entre les dents
parlez russe parlez rappel à l'ordre parlez répression
speak white
c'est une langue universelle
nous sommes nés pour la comprendre
avec ses mots lacrymogènes
avec ses mots matraques
speak white
tell us again about Freedom and Democracy
nous savons que liberté est un mot noir
comme la misère est nègre
et comme le sang se mêle à la poussière des rues d'Alger ou de Little Rock
Pierre Falardeau et Julien Poulain en ont tiré un film à l'Office National du Film du Canada.
Laurent connaissait cependant Pierre Falardeau. C'était un de mes collègues à l'Asssociation Coopérative de Productions Audiovisuelles où Pierre avait réalisé "Le Party". Laurent avait appris par coeur sa première chanson: "Déboutonne ton blues" qui figurait sur le CD Album; il avait 7 ou 8 ans; ma soeur Micheline lui avait donné une guitare jouet et un micro comme cadeau de Noël.